(Ottawa) Le Canada a cessé depuis le 8 janvier dernier de donner le feu vert à l’exportation de matériel militaire non létal vers Israël. Car à Ottawa, on s’inquiète que ces biens et technologies servent à commettre des violations du droit humanitaire international.

Les fonctionnaires n’ont pas apposé le sceau d’approbation sur des permis d’exportation d’une valeur totale de plusieurs millions de dollars, a indiqué jeudi à La Presse une source gouvernementale qui s’exprimait sous le couvert de l’anonymat, n’étant pas autorisée à discuter publiquement de la question.

Selon cette même source, qui a confirmé l’information d’abord véhiculée par le Toronto Star et Radio-Canada, il était devenu « carrément impossible de fournir des analyses concrètes pour chaque demande de permis », ce qui explique la décision de les laisser en suspens.

« Les licences d’exportation pour les marchandises destinées à Israël n’ont pas été délivrées depuis le 8 janvier », a renchéri Grantly Franklin, porte-parole d’Affaires mondiales Canada, tard jeudi soir, en rappelant que le Canada soutenait « le droit d’Israël à se défendre, conformément au droit international ».

En vertu de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, doit rejeter toute demande de permis s’il existe un « risque sérieux » que le matériel porte atteinte à la paix ou serve à des violations du droit international.

Affaires mondiales Canada avait argué, il y a un peu plus d’une semaine, que dans le cas d’Israël, les demandes étaient traitées avec circonspection. « Nous avons fait preuve de prudence dans le cas des exportations vers Israël depuis le 7 octobre », écrivait le porte-parole John Babcock le 5 mars dernier.

Les exportations d’équipement militaire fabriqué au Canada avaient enregistré une importante hausse après le début de l’offensive de l’État hébreu, le 7 octobre dernier. En l’espace d’environ deux mois, plus d’une quarantaine de permis d’exportation ont été approuvés, pour une somme totale de quelque 28,5 millions.

La ministre Joly, à qui incombe la responsabilité ultime de donner ou pas le feu vert, a plaidé qu’il s’agissait de matériel non létal – un argument insatisfaisant pour plusieurs, et qui n’a pas empêché une coalition de poursuivre le gouvernement Trudeau.

Des blindés bloqués

Parmi les entreprises affectées par la mise en veilleuse figurent Roshel, sise en Ontario, qui dit attendre un verdict d’Ottawa depuis « plus de trois mois » pour exporter vers Israël ce qu’elle appelle des « véhicules de transport » Senator.

Un contrat a été conclu avec le gouvernement israélien pour l’expédition de ces véhicules blindés légers dont l’utilisation « ne serait pas à des fins militaires, mais uniquement pour des opérations de police intérieures », a déclaré le PDG de l’entreprise, Roman Shimonov, dans un courriel.

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Radio-Canada a rapporté que le gouvernement avait volontairement laissé en suspens une demande d’exportation vers Israël d’une trentaine de véhicules blindés fabriqués au Canada par l’entreprise Roshel.

« Malgré cela, et malgré de multiples demandes adressées au gouvernement du Canada, aucune décision sur les permis pour ces véhicules n’a été prise depuis plus de trois mois. Nous n’avons reçu aucune explication pour ce retard », a-t-il regretté, évoquant un « problème systémique ».

Interrogé à ce sujet, jeudi, le premier ministre Justin Trudeau a esquivé. « Le Canada a un des régimes les plus robustes au niveau de l’émission de permis d’exportation ; nous allons continuer de nous assurer que les règles soient suivies », s’est-il contenté d’affirmer en point de presse dans le sud de l’Ontario.

« Échec moral »

Le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) a promptement condamné le geste d’Ottawa. « La suspension des exportations de matériel militaire non létal témoigne de l’échec moral du gouvernement libéral », s’est indigné son PDG, Shimon Koffler Fogel, par voie de communiqué.

« Israël, un pays allié du Canada depuis des décennies, mène une guerre défensive contre une organisation terroriste inscrite sur la liste canadienne qui a pour objectif déclaré de détruire Israël et de tuer des Juifs », a-t-il aussi dénoncé.

À l’opposé, au groupe Canadiens pour la justice et la paix au Moyen-Orient, on y voit matière à se réjouir – à condition que le gouvernement en fasse l’annonce à visage découvert, soutient en entrevue son vice-président, Michael Bueckert.

« Mais le message que cela envoie, c’est que le gouvernement commence à ressentir la pression. Et cela vient confirmer que les groupes de la société civile avaient raison de réclamer un embargo sur la livraison d’armes à Israël depuis des mois », enchaîne-t-il.

Une motion controversée

La nouvelle sur la pause dans les exportations a d’ailleurs fuité à quelques jours de la tenue d’un débat en Chambre sur une motion néo-démocrate exigeant du gouvernement canadien qu’il cesse les exportations de matériel militaire vers l’État hébreu.

Ce débat devait normalement avoir lieu le 1er mars dernier, mais il a été repoussé puisque les travaux ont été interrompus dans la foulée de la mort de l’ancien premier ministre Brian Mulroney. Il se tiendra finalement le 18 mars, soit lundi prochain, alors que les élus reviendront après deux semaines de relâche parlementaire.

Les yeux seront tournés vers les libéraux, dans les rangs desquels la guerre entre Israël et le Hamas a fait apparaître des lignes de fracture. L’élu montréalais Anthony Housefather, de confession juive, a d’ores et déjà promis de s’opposer vigoureusement à la motion.

Celle-ci ratisse large : en plus de demander une cessation d’exportation de matériel militaire, elle exige des sanctions pour les « responsables israéliens qui incitent au génocide », mais aussi la reconnaissance officielle de l’État de Palestine.