(Ottawa) Justin Trudeau martèle depuis trois semaines qu’il existe un mur entre lui et la Fondation Pierre Elliott Trudeau depuis 10 ans, soit depuis qu’il est devenu chef du Parti libéral du Canada. Or, La Presse a appris qu’une activité commune de son ministère et de la Fondation s’est tenue en 2016 dans une pièce presque voisine de son bureau, sur la colline parlementaire.

« Ça fait une décennie que je n’ai aucun engagement directement ou indirectement avec cette fondation et les décisions qu’on y prend », a affirmé M. Trudeau à plusieurs reprises à la Chambre des communes la semaine dernière en réponse à des questions du Bloc québécois.

Consultez Mieux comprendre : la fondation Trudeau dans la tourmente

Mais des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information indiquent qu’un lien de proximité a été maintenu entre le bureau du premier ministre et la fondation après l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau.

En effet, ces documents démontrent que la Fondation Pierre Elliott Trudeau a organisé, en avril 2016, six mois après la victoire des libéraux, une table ronde sur les liens entre le pluralisme, la diversité et la prospérité économique avec le concours du Bureau du Conseil privé, le ministère du premier ministre, au quatrième étage de l’édifice Langevin. Cet immeuble est situé dans la rue Wellington, à Ottawa, tout juste devant la colline parlementaire, et il abrite aussi le bureau du premier ministre Justin Trudeau.

Cette table ronde a permis de réunir, outre le président et directeur général de la Fondation Pierre Elliott Trudeau, Morris Rosenberg, les sous-ministres de cinq ministères différents – le ministère des Affaires étrangères, le ministère du Patrimoine, le ministère de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, le ministère de l’Emploi et du Développement social et le ministère de l’Immigration –, indiquent les documents obtenus par La Presse.

RENCONTRE AVEC LA FONDATION PIERRE ELLIOT TRUDEAU 
ORGANISÉE PAR LE BUREAU DU CONSEIL PRIVÉ

Extrait du document obtenu par La Presse

Deux sous-secrétaires du cabinet fédéral relevant du Bureau du Conseil privé étaient également présents à cette rencontre de 90 minutes, qui a commencé à 15 h le lundi 11 avril 2016 à la salle 415 du quatrième étage – une salle qui est parfois utilisée par le bureau du premier ministre.

L’un des sous-ministres présents, Ian Shugart (Emploi et Développement social), est devenu trois ans plus tard, en 2019, le greffier du Conseil privé – le grand patron de la fonction publique qui assure le lien entre le bureau du premier ministre et son cabinet et les divers ministères. M. Shugart a occupé ce poste névralgique jusqu’à ce qu’il soit nommé au Sénat par Justin Trudeau en octobre dernier.

« Comme entrer au Vatican »

Le bureau du premier ministre occupe les deux premiers étages de l’édifice Langevin, qui a été renommé en 2017 Bureau du premier ministre et du Conseil privé en raison du rôle qu’a joué Hector Langevin dans l’établissement du système de pensionnats pour Autochtones, à la fin du XIXsiècle. Le troisième étage de l’édifice est réservé à la vice-première ministre tandis que le quatrième étage est occupé par les employés du Bureau du Conseil privé.

« Pour la très grande majorité des gens, entrer dans l’édifice Langevin, c’est comme entrer au Vatican. Ça n’arrive pas à tous les jours », a relevé Dimitri Soudas, un ancien proche collaborateur de l’ex-premier ministre Stephen Harper et aujourd’hui analyste politique à l’émission Mordus de politique de RDI.

Je me pose la question suivante : combien de fondations au pays ont accès à une salle qui se trouve dans l’édifice du premier ministre et ont aussi accès à cinq sous-ministres en même temps ? Il ne doit pas y en avoir beaucoup.

Dimitri Soudas, analyste politique et ancien proche collaborateur de l’ex-premier ministre Stephen Harper

« J’aimerais bien avoir un autre exemple d’une fondation qui a eu un tel accès. On dirait un traitement préférentiel pour une fondation qui avait le nom du père du premier ministre actuel », a-t-il ajouté.

Que savait Justin Trudeau de cette table ronde ? Rien, soutient le bureau du premier ministre. « Ni le premier ministre ni le personnel du premier ministre n’ont participé à cette réunion. Le premier ministre n’a pas eu connaissance de cette réunion », a affirmé Alison Murphy, porte-parole de M. Trudeau.

L’horaire du premier ministre du 11 avril 2016 ne contenait aucune référence à cette table ronde, selon une vérification de son programme de la journée.

Celui qui dirigeait la Fondation à l’époque, Morris Rosenberg, auparavant sous-ministre aux Affaires mondiales, assure aussi que Justin Trudeau n’était pas à la table. « Le premier ministre n’était pas là, absolument pas », a-t-il certifié au téléphone, en décrivant les objectifs de la rencontre tels qu’ils sont explicités dans les documents.

« C’est difficile à croire »

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, estime que cette affaire soulève de nombreuses questions. D’autant que cela s’ajoute aux révélations selon lesquelles une employée clé du bureau de Justin Trudeau, Zita Astravas, a réclamé, en novembre 2016, des détails à la Fondation Trudeau sur un « don chinois » qui avait été fait à la Fondation cinq mois plus tôt. Le quotidien The Globe and Mail enquêtait alors sur la provenance de ce don.

« Il est possible que le premier ministre n’était pas au courant. Mais il a épuisé tout son capital dans le compte de bénéfice du doute qu’il avait. Il a vidé son compte. Il l’a consommé dans la première année de son mandat. Pour que cette rencontre ait lieu, il aurait fallu un excellent lobby pour que cela puisse se faire sans l’intervention du cabinet du premier ministre. Bref, c’est difficile à croire », a affirmé M. Blanchet à La Presse.

M. Blanchet, qui a demandé à la vérificatrice générale Karen Hogan d’enquêter sur la gestion de la Fondation Pierre Elliott Trudeau à la suite des révélations concernant le don de deux riches hommes d’affaires chinois proches de Pékin en 2016, croit qu’il serait utile d’obtenir un procès-verbal de cette fameuse réunion qui a eu lieu à l’édifice Langevin.

Le chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice, abonde. « C’est troublant, et c’est louche, et je dirais que ça remet en question la version du premier ministre. Le contact commence à être pas mal plus proche quand on parle du Bureau du Conseil privé. Si on était à 15 pieds tantôt, là, on commence à être à un pied et demi », s’inquiète-t-il. Car un accès aussi privilégié au ministère du premier ministre et à une telle brochette de fonctionnaires de haut niveau est rare. « Il n’y a pas beaucoup d’organismes au Canada qui sont capables d’avoir un meeting avec le BCP et autant de sous-ministres. Mes amis du FRAPRU, ils n’ont jamais eu ça », illustre-t-il.

Par ailleurs, le NPD aussi demande à la vérificatrice générale de se pencher sur la Fondation. « Nous continuons à examiner la question », a-t-on indiqué vendredi au bureau de Mme Hogan.

Avec William Leclerc et Katia Gagnon, La Presse

La Fondation Trudeau continue de perdre des joueurs

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Bureaux de la Fondation Trudeau, à Montréal

La saignée se poursuit à la Fondation Trudeau : selon nos informations, 12 autres personnes associées à la fondation, mentors, fellows ou membres de comités, auraient remis leur démission dans les derniers jours.

La Presse a pu confirmer les démissions de cinq personnes, soit l’ancienne vice-première ministre du Nouveau-Brunswick Aldéa Landry, le philosophe et romancier Emmanuel Kattan, la vice-doyenne de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa Sophie Thériault, le professeur de droit à Stanford Richard Thomson Ford et la sénatrice Patti Laboucane-Benson.

M. Kattan, M. Ford et Mme Landry étaient mentors pour la fondation. Mme Thériault, ancienne boursière, était membre du comité des anciens. Mme Laboucane-Benson était membre de son comité sur la diversité et d’un comité autochtone.

« J’étais très mal à l’aise avec les explications qu’on nous a données sur les récentes démissions au C.A. et à la direction générale. On ne nous a jamais expliqué la situation adéquatement. Ce qu’on nous a dit, c’est qu’on voulait repartir la fondation à zéro, à cause de la politisation autour du don chinois », explique l’une de ces personnes démissionnaires, qui a requis l’anonymat car elle n’est pas autorisée à parler aux médias.

« Mais pourquoi, si c’est le cas, les gens qui restent au C.A. sont-ils uniquement ceux qui étaient déjà impliqués à la fondation au moment du don ? Pourquoi tous les autres, qui n’y étaient pas, ont-ils choisi de partir ? C’est une drôle de façon de redémarrer. Leurs explications n’avaient aucun sens. Je voyais bien qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas dans leurs explications », poursuit cette personne.

Des sources sûres nous indiquent que huit autres personnes ont également claqué la porte de la fondation. D’autres encore songent sérieusement à quitter le navire, ayant l’impression qu’elle n’est pas si apolitique qu’elle ne le prétend.

J’ai l’impression de m’être fait enfirouaper, parce que finalement, ce n’est pas vrai que c’est non partisan, et pour moi, c’était une priorité.

Fellow de la Fondation ayant requis l’anonymat et qui est toujours en réflexion

Cette même personne souligne qu’un autre aspect la fait sourciller : les démissionnaires de l’ancien C.A. sont majoritairement des femmes ainsi que des gens issus de minorités ethniques. « Je trouve ça étrange que ces trois-là [Edward Johnson, Bruce McNiven, Peter Sahlas] restent. Ça ne sent pas bon », avance-t-elle.

Au total, depuis le 10 avril, c’est donc 30 personnes, membres du conseil d’administration, de la direction générale ou experts associés, qui auraient quitté la Fondation Trudeau, à cause de questions d’éthique soulevées par le controversé « don chinois » de 2016. Huit membres du C.A. et quatre personnes de la direction générale, dont celle qui occupait le poste de PDG, Pascale Fournier, font partie des démissionnaires des dernières semaines.

Activités annulées

Dans un courriel envoyé aux mentors et fellows, que La Presse a obtenu, le président du conseil d’administration reconnaît que les activités de la Fondation ont été grandement perturbées par les dernières semaines de controverse.

« Pour ce qui est de l’avenir, bien que la plupart de nos programmes soient maintenus, à court terme, certains évènements pourraient être reportés ou annulés. Sachez que la Fondation s’engage à mettre en œuvre son programme de la manière la plus complète possible, écrit M. Johnson. Nous espérons que vous continuerez à vouloir occuper ce poste pour soutenir nos boursier.e.s. de l’année 2023. »

De leur côté, les actuels boursiers doivent recevoir un nouveau versement en mai. Certains d’entre eux s’inquiètent pour le versement de ces sommes, nous disent des sources qui ont quitté la fondation, compte tenu du fait qu’il resterait très peu de personnel à l’œuvre à l’organisme. La bourse annuelle se chiffre entre 40 000 $ et 60 000 $, et est versée aux récipiendaires pendant trois années.

« Les boursiers sont inquiets, confirme l’un des récents démissionnaires. Ç’a été un gros choc pour eux. Ils comptent sur cet argent pour payer leur loyer ! Mais on les a assurés qu’ils continueraient de recevoir leurs bourses. » Nous avons tenté de joindre plusieurs boursiers, mais aucun d’entre eux n’a répondu à notre demande d’entrevue.