Cet été, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Le sang dégouline sur les marches de ciment. Et il s’étend, petit à petit.

Les deux femmes en sueur tirent l’imposant fardeau, qui finit par glisser dans l’escalier, avant de basculer sur le côté, encore une fois. Même à deux, elles ne font pas le poids.

Il faut dire que Normand Rouleau est une pièce d’homme. Sa charpente de 6 pi 5 po et son torse de 53 po font osciller la « balance » à 325 lb. Nu.

Pour trouver des fringues, l’ex-felquiste n’a jamais pu compter sur les Woolco et autres Miracle Mart de ce monde, dont les tailles ne dépassent pas le traditionnel Large. Il s’habille chez Grover & Sons, à Verdun, un des rares magasins à avoir compris les problèmes des fortes tailles. Ou encore chez Bovet, quand il doit miser chic.

Alors pour les deux femmes plutôt menues, le transport du cadavre s’avère une tâche titanesque.

L’imposant gabarit de Rouleau le prédestinait au travail de charpentier dans l’industrie de la construction, où les lourdes charges se succèdent, jour après jour. Et ces derniers temps, au Stade olympique, l’ouvrage ne manque pas pour les syndiqués de la FTQ. La planète entière est attendue à l’ouverture des Jeux, le 17 juillet, dans moins de deux mois. La fierté de Montréal en dépend.

* * *

Anita Bling ne met pas de temps à se remettre de ses émotions. La vue du sang chaud et du cadavre ne l’émeut guère, tellement grande est sa haine des hommes. Un autre écœurant de moins, se dit-elle, en serrant les dents.

Après le coup de feu, elle cale son verre de cognac, puis entreprend d’extirper le corps du fauteuil Swan vert pomme pour le glisser vers le plancher de marbre italien. Elle l’enroule ensuite doublement dans un des draps du lit king à baldaquin de la chambre principale, non sans se casser trois ongles fraîchement vernis.

Elle se verse un autre cognac, reprend le téléphone et compose de nouveau le même numéro. La sonnerie se fait entendre, enfin.

« Oui, bonjour ?

— Carmen, j’ai besoin de toi, tout de suite.

— Que se passe-t-il, ma chérie ?

— Le plan B est arrivé plus vite que prévu. L’imbécile, il aurait tout fait foirer.

— Il... aurait ? Tu veux dire que tu l’as...

— Oui, oui, il est là, sur le plancher. Et il faut qu’on s’en débarrasse. »

En recevant le coup de fil, Carmen ne fait ni une ni deux. Elle saute dans sa Corvette, traverse la ville à tombeau ouvert et atterrit rue Sunset, à Outremont. En chemin, les animateurs de CKAC commentent les principales nouvelles, qu’il s’agisse des offres salariales de 44 % pour les infirmières, de la dette de 1 milliard des Jeux olympiques qui a valu à Robert Bourassa d’être traité de « mangeur de hot-dogs » par Pierre Trudeau et, bien sûr, du mystère entourant la Coupe Stanley.

Les deux femmes, l’une en robe Cardin, l’autre en tenue sport, doivent rivaliser d’ingéniosité pour déplacer le colosse. Elles décident d’utiliser le toboggan en érable qui traîne dans le garage, d’y rouler Rouleau et de glisser la charge sanglante sur le plancher de marbre jusqu’à l’extérieur, côté jardin.

Pendant qu’Anita descend chercher le traîneau, Carmen récupère les clés de voiture de Rouleau, se rend à l’extérieur et recule la Ford Torino du felquiste vers la cour arrière. Les deux complices comptent sur la noirceur, l’heure tardive et l’entrée isolée des voisins de la résidence d’Outremont pour passer inaperçues.

« À trois, dit Carmen. Un, deux, trois, on tire. Un, deux, trois, on tire. Un, deux, trois... »

Pied par pied, le traîneau de bois se déplace, péniblement. Tout à coup, stupeur, Normand Rouleau se met à bouger et pousse un gémissement !

« Ahhh... », crient les deux femmes, en lâchant la corde du toboggan.

Anita se précipite vers son buffet d’acajou, reprend son revolver et tire deux nouveaux coups de feu sur l’armoire à glace.

« Arrête, arrête, dit Carmen, ce n’est qu’un spasme. »

Rassurées, les deux femmes poursuivent le travail jusqu’au pas de porte de la sortie. Elles parviennent à y passer le chargement. Le sang dégouline sur les marches de ciment et il s’étend, petit à petit. Le toboggan finit par glisser dans l’escalier, non sans faire basculer le corps sur le côté, encore une fois.

Après diverses manœuvres, Anita et Carmen réussissent à traîner la dépouille jusqu’à la grande malle arrière de la Ford Torino.

Enfin, se disent-elles, elles pourront conduire la voiture vers un lieu sinistre et mettre le meurtre sur le dos de la mafia. Après tout, les règlements de comptes se sont multipliés depuis les débuts de la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO). Un de plus ou un de moins...

Carmen sort les clés, ouvre le coffre, mais ô malheur, un gros contenant argenté chargé de noms et de dates occupe déjà une grande partie de l’espace : c’est la Coupe Stanley...

Lisez les autres chapitres du polar estival

Replongez dans l’ambiance des années 1970 en écoutant Le géant Beaupré de Beau Dommage, le choix musical de Francis Vailles, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

Écoutez sur Spotify Écoutez sur Apple Music Écoutez Sur YouTube Music

Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.