(Unamen Shipu ) Il est passé 22 h. Autour d’une table de la cuisine du motel Madame Ruby, les trois ministres reviennent sur leur journée. La fatigue se lit sur leur visage après un long enchaînement de rencontres et de déplacements.

« Bon, la 138, j’aimerais ça comprendre… Est-ce que je peux avoir un portrait de l’avancement ? », demande Pierre Fitzgibbon. Les élus du gouvernement Legault ont été chauffés quelques heures plus tôt par les maires de la MRC du Golfe-du-Saint-Laurent.

Leur message est clair : pas de projet hydroélectrique sur la rivière du Petit Mécatina sans le parachèvement de la route 138 de Kegaska à Blanc-Sablon.

Le ministre de l’Économie et de l’Énergie l’a bien compris et multiplie les questions auprès de ses collègues sur les coûts, les échéanciers et même les engagements de son gouvernement. La CAQ a repris la promesse des gouvernements précédents de le compléter, sans date butoir.

Réclamé depuis des lustres, le prolongement de la 138 permettrait de désenclaver le chapelet de villages de la Basse-Côte-Nord en les reliant au reste du Québec, en pavant 400 kilomètres de route.

On est loin du compte : seulement deux tronçons, totalisant environ 86 kilomètres, sont en cours de réalisation. Coût estimé pour ces portions : 695,5 millions. La mise en service prévue pour 2025 fait maintenant l’objet d’une « révision » au ministère (voir encadré).

Les coûts sont faramineux, les travaux complexes. M. Fitzgibbon pointe en plus la dévitalisation des localités. La Basse-Côte-Nord a perdu 40 % de sa population depuis 2006, selon Statistique Canada. Comment justifier de tels investissements dans ce contexte ?

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

La ministre Kateri Champagne Jourdain

La ministre responsable de la Côte-Nord, Kateri Champagne Jourdain, intervient pour faire valoir son point de vue : « Il faut vraiment regarder ça dans une optique d’occupation du territoire », lui dit-elle.

« Le but c’est de faire la boucle vers le Labrador. Au niveau de la dévitalisation, ça aurait certainement un impact, pour le tourisme aussi. Il va naître aussi d’autres business », ajoute la ministre.

Ian Lafrenière saute dans l’échange : « Sans compter tout ce qu’on pourrait découvrir comme ressources naturelles et tout, si on veut avoir des gens à proximité pour travailler, ça prend des villages qui survivent », dit-il.

« Oui, c’est dur de les amener », accorde M. Fitzgibbon.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Le ministre Pierre Fitzgibbon

Les échanges au motel Madame Ruby prennent un air de petit Conseil des ministres. Si les villages perdent des résidents, les communautés innues, elles, grossissent.

« La démographie est inversée », indique M. Lafrenière.

« Une communauté sur une décennie peut augmenter en moyenne de 30 %, c’est beaucoup », rajoute Mme Champagne Jourdain.

Fitzgibbon leur concède le point. « Raison de plus pour l’intégration [économique]. On n’aura pas d’usine de batteries ici, c’est sûr, mais il ne faut pas penser comme ça », admet-il.

Le ministre, qui rêve de parcs éoliens, sait bien par ailleurs qu’avec le développement énergétique vient le transport de l’énergie.

Un lien routier faciliterait les choses.

Levier de négociation

Malgré les promesses des gouvernements, les élus locaux peinent à croire qu’ils verront de leur vivant la fin des travaux. Pour eux, les visées d’Hydro-Québec deviennent un levier de négociation inespéré.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Les ministres rencontrent les représentantes de la MRC du Golfe-du-Saint-Laurent : Gladys Driscoll Martin (à gauche) et Dale Roberts Keats

« Si Petit Mécatina va de l’avant sans la route 138, alors nous n’aurons jamais de route », tranche la mairesse de Saint-Augustin, Gladys Driscoll. Les ministres ont rencontré les maires de la MRC du Golfe-du-Saint-Laurent dans le village voisin de Pakua Shipi.

La rivière Saint-Augustin sépare les deux localités. Les résidants de la Basse-Côte-Nord attendent l’hiver avec impatience, puisqu’ils peuvent alors circuler sur la « Route blanche ». Or, le sentier de motoneige entretenu par Transports Québec n’a pas été complètement ouvert depuis 2021.

  • La « Route blanche », accessible seulement en hiver, permet de relier Saint-Augustin à à Pakua Shipi.

    PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

    La « Route blanche », accessible seulement en hiver, permet de relier Saint-Augustin à à Pakua Shipi.

  • Le ministre Pierre Fitzgibbon a pu traverser en motoneige la rivière Saint-Augustin pour revenir à Pakua Shipi.

    PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

    Le ministre Pierre Fitzgibbon a pu traverser en motoneige la rivière Saint-Augustin pour revenir à Pakua Shipi.

1/2
  •  
  •  

Depuis 10 ans, l’ouverture complète s’est limitée en moyenne à 34 jours par hiver, relate la MRC. « Les changements climatiques ne jouent pas en notre faveur », plaide la mairesse.

D’où l’urgence de compléter la route 138. Les citoyens en viennent à prendre des risques en circulant quand même dans des sections fermées. Lors de notre passage en Basse-Côte-Nord, un motoneigiste de Saint-Augustin était d’ailleurs recherché par la Sûreté du Québec.

Un appui au Conseil des ministres

En entrevue, Pierre Fitzgibbon admet que tout le dossier du prolongement de la 138 n’est « pas clair » pour lui puisqu’il relève de sa collègue aux Transports, Geneviève Guilbault. « Quand tu n’as pas devant toi les gens qui critiquent, tu es moins préoccupé », dit-il.

« L’isolement est devenu pour moi très, très évident […] Vu qu’on accepte l’étalement, il va falloir être cohérent avec ça. »

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Le ministre Pierre Fitzgibbon fait l’accolade au chef Raymond Bellefleur après leur rencontre.

Même si plusieurs enjeux, notamment soulevés par les communautés innues, ne concernent pas son ministère, M. Fitzgibbon affirme que « tu ne peux pas être insensible à ça ». Il soutient qu’il pourra « modestement » apporter son soutien au Conseil des ministres.

« Quand je suis assis d’un bord et que j’y suis allé, je peux faire un commentaire. Si moi j’en fais un, si Christian Dubé en fait un, à un moment donné c’est comme ça que ça fonctionne, la cohésion ministérielle. Donc, c’est du temps bien investi. »

Unamen Shipu

  • Accessible que par bateau ou avion
  • Population en 2024 : 1178

Portrait d’Unamen Shipu en 2016

  • Population en 2016 : 965
  • Âge médian : 27 ans
  • Habitation : le quart (23 %) des logements sont surpeuplés (plus d’une personne par pièce)
  • Scolarité : 82 % des personnes âgées de 25 ans et plus ont un niveau de scolarité inférieur aux études secondaires
  • Taux de chômage : 29 %

Sources : Secrétariat des Affaires autochtones et Statistique Canada (recensement de 2016)

Pakua Shipi

  • Accessible que par bateau ou avion
  • Population en 2024 : 375

Portrait de Pakua Shipi en 2016

  • Population en 2016 : 220
  • Âge médian : 25 ans
  • Habitation : 36 % des logements sont surpeuplés (plus d’une personne par pièce)
  • Scolarité : 82 % des personnes âgées de 25 ans et plus ont un niveau de scolarité inférieur aux études secondaires
  • Taux de chômage : 35 %

Sources : Secrétariat des Affaires autochtones, Statistique Canada (recensement de 2016)