(Strathmore, Alberta) « Les brebis qui sont ici ont eu leurs agneaux dans les derniers jours. Ils se tiennent tous ensemble dans la même moitié de la grange parce qu’ils viennent d’être tondus », explique Janna Greir en nous montrant sa bergerie.

Deux jours auparavant, il faisait près de 20 degrés Celsius au Whispering Cedars Ranch. Parfait pour la tonte annuelle des 600 moutons que Mme Greir et son mari élèvent près de Strathmore, à une soixantaine de kilomètres à l’est de Calgary.

Au moment de notre visite, toutefois, la neige tombe à gros flocons. Rien comme au Québec où, en ce 4 avril, plus de 400 000 clients ont subi des pannes d’électricité. Mais assez pour qu’à la radio, on ne parle que de ça.

Des animateurs tentent de voir le verre à moitié plein : ça compensera un peu l’hiver pauvre en neige qui fait craindre un autre été de sécheresse dans le sud de l’Alberta.

Le manque d’eau est tel qu’il risque d’affecter jusqu’à la production pétrolière et gazière, a annoncé la firme Deloitte dans un rapport diffusé la veille. Au moins une région a déjà interdit l’utilisation de son eau traitée pour la fracturation hydraulique, et d’autres pourraient suivre, a prévenu Deloitte.

Gérer le broutage

Le mois prochain, les moutons du ranch iront faire un petit tour de camion jusqu’à une ferme d’un autre genre – une « ferme solaire », comme on appelle ici les immenses parcs de panneaux photovoltaïques qui, en quelques années, se sont multipliés dans le sud de la province.

PHOTO CAPITAL POWER, VIA REUTERS

Le parc Strathmore Solar en 2022, année de son entrée en service

Situé à moins de 10 minutes du ranch, le parc Strathmore Solar compte plus de 109 000 panneaux répartis sur 320 acres. Les 600 brebis et leurs agneaux, soit de 1500 à 1800 bêtes au total, y brouteront paisiblement jusqu’en novembre.

« Les gens disent : ‟C’est super, tu fais brouter tes moutons”, mais c’est plus que ça ! », souligne Mme Greir.

PHOTO FOURNIE PAR JANNA GREIR

Janna Greir, copropriétaire du Whispering Cedars Ranch et consultante en agrivoltaïsme​

C’est une routine de broutage gérée, dans le but d’améliorer le sol et le terrain au fil du temps.

Janna Greir, copropriétaire du Whispering Cedars Ranch et consultante en agrivoltaïsme​

Une fois les panneaux installés, les propriétaires de parcs solaires doivent reverdir le site laissé en terre battue par le chantier. Cette végétation doit ensuite être gardée courte pour maximiser la production d’énergie et prévenir les risques d’incendie.

Lorsque le ranch a proposé ses moutons aux propriétaires du parc solaire, Capital Power, « ils trouvaient ça un peu fou au début, mais [les deux parties ont] développé un partenariat extraordinaire ».

Les moutons, dit-elle, offrent plusieurs avantages.

PHOTOS TIRÉES DE LA PAGE FACEBOOK DU WHISPERING CEDARS RANCH

Ces deux photos prises en mai 2023 montrent le contraste entre deux zones du parc solaire, l’une broutée par les moutons l’été précédent, et l’autre non. L’herbe qui a été broutée et a bénéficié du fumier des moutons est « luxuriante », alors que celle de la section non broutée est « terne, avachie et manque de nutriments », explique Janna Greir, en soulignant qu’aucun filtre n’a été ajouté aux photos.

[Les moutons] laissent du fumier derrière eux, la végétation devient plus diversifiée, et vous ne vous promenez pas dans de gros tracteurs qui brûlent des combustibles fossiles.

Janna Greir, copropriétaire du Whispering Cedars Ranch et consultante en agrivoltaïsme​

C’est la troisième année que le ranch loue les services de son troupeau.

« On essaie de rester un peu moins cher que la coupe mécanisée, à environ 80 à 85 % du coût, pour qu’ils puissent se dire : ‟C’est excitant ! On économise un peu, et on est meilleurs pour l’environnement.‟ »

Les blancs moutons ajoutent une touche bucolique au site, mais ils ont leurs exigences.

Le gazon traditionnel n’étant pas assez nourrissant, il faut semer un mélange d’herbes et de légumineuses, au moins un an à l’avance. Sans oublier l’eau, qu’il faut apporter chaque jour.

« Et si vous laissez les moutons libres d’aller n’importe où, ils vont manger les plantes les plus désirables et laisser le reste derrière. »

Pour assurer un contrôle efficace de la végétation, les bêtes sont rassemblées dans un espace d’environ un acre délimité par des clôtures électrifiées, qu’il faut déplacer presque chaque jour. Une petite remorque coiffée de panneaux solaires fournit l’énergie nécessaire pour alimenter les clôtures et les quelques outils utilisés pour la finition.

À l’ombre des panneaux solaires

Les modules solaires du parc fournissent des abris appréciables, aux moutons comme à la végétation.

« Contrairement à ici [au ranch], où tout est plus sec et exposé aux éléments, l’herbe à l’ombre des panneaux est florissante », a constaté Mme Greir.

L’utilisation du parc solaire permet aussi au couple d’avoir beaucoup plus d’animaux qu’il ne pourrait en nourrir avec sa seule terre.

C’est ce qu’on appelle de l’agrivoltaïsme, une combinaison d’agriculture et de panneaux photovoltaïques.

Des cultures expérimentales de laitue, de brocoli, de blé et d’autres végétaux comestibles ont d’ailleurs obtenu de meilleurs rendements sous panneau solaire, ont rapporté des chercheurs canadiens dans la revue sustainability l’an dernier.

Et depuis que l’Alberta a serré la vis aux promoteurs d’énergies renouvelables, à la fin de février, l’agrivoltaïsme suscite beaucoup d’intérêt, témoigne Mme Greir, qui offre aussi des services de consultation.

« Des entreprises à qui j’avais déjà parlé et qui étaient un peu indécises se sont rapidement manifestées, en me demandant comment aller de l’avant. »

L’agrivoltaïsme permet en effet d’opposer une réponse constructive à ceux qui craignent de voir les panneaux solaires monopoliser les terres et pâturages de la province.

Le projet Aira Solar, avec ses 1,1 million de panneaux dans le comté de Forty Mile No. 8, dans le sud-est de la province, s’est par exemple heurté à une farouche opposition des Farmers and Ranchers Against Solar lors de son dépôt, en 2022. Le promoteur a pris plusieurs engagements, dont celui d’envisager des moutons pour contrôler les mauvaises herbes. Le projet a finalement été autorisé le mois dernier.

PHOTO LIONEL BONAVENTURE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le vignoble de Nidolères, à Tresserre, dans le sud de la France, est un pionnier de l’agrivoltaïsme.

L’agrivoltaïsme suscite de plus en plus d’intérêt dans le monde, notamment aux États-Unis et en Europe.

Installer des panneaux sur 1 % des terres agricoles de l’Union européenne permettrait de quintupler la production d’énergie solaire actuelle, a estimé un rapport de la Commission européenne l’an dernier.

Lorsqu’elle a ramené ses moutons au parc solaire, en mai dernier, Mme Greir a constaté que l’herbe était beaucoup plus verte et touffue dans les zones qui avaient été broutées et engraissées par ses bêtes l’été précédent.

« Lorsqu’ils enlèveront les panneaux, dans 25 à 30 ans, ils n’auront pas seulement de la terre battue et des touffes de graminées éparses qui ne servent pas à grand-chose, mais ce sol et cette végétation, qui seront encore bons », explique-t-elle.

« L’idée, c’est de laisser le terrain dans un meilleur état que celui où on l’a trouvé. »

Lisez l’article publié dans la revue sustainability (en anglais) Consultez le rapport de la Commission européenne (en anglais)