L’assaut est donné tôt le matin du 27 juin 2020. Des policiers vêtus de combinaisons étanches, avec masques et bouteilles d’oxygène, surgissent devant un immense ranch de Danville, en Estrie. Ils pénètrent dans un bâtiment de ferme et progressent avec une extrême précaution. L’endroit regorge de produits chimiques volatils. Aucun agent ne veut déclencher une explosion en faisant un faux mouvement.

Puis, ils voient les barils renversés.

La perquisition menée ce jour-là est le résultat de huit mois de travail. Une équipe d’enquêteurs spécialisés de la Sûreté du Québec a suivi la piste d’un laboratoire de production de méthamphétamine tenu dans un coin reculé de la petite localité de moins de 4000 habitants. Les installations, exploitées par des sbires à la solde des Hells Angels, sont parmi les plus imposantes jamais découvertes au Québec. Elles peuvent produire des dizaines de kilogrammes de drogue synthétique chaque semaine. La petite cellule de production inonde littéralement le marché québécois de comprimés de « speed » vendus quelques dollars pièce.

PHOTO DÉPOSÉE EN PREUVE À LA COUR

Barils de produits chimiques à l’intérieur du laboratoire clandestin de Danville

À l’intérieur, plusieurs barils semblent avoir été vidés de leur contenu dans de grandes cuves, semblables à celles des ateliers mécaniques. Ces dernières sont branchées à un système de tuyauterie qui mène sous la terre, jusqu’à une série de barils en plastique bleus enfouis. Les parois du haut des barils sont perforées de petits trous.

Le système, rudimentaire, paraît destiné à retenir dans le fond du récipient le plus gros des matières solides évacuées par le laboratoire. Les rebuts liquides, eux, s’écoulent dans l’environnement par les trous dans le haut du baril, lorsque le niveau monte.

Une experte de Santé Canada arrive sur les lieux. Dans les tuyaux, elle prélève ce qui semble être du chlorure de mercure, une substance souvent utilisée pour provoquer une réaction chimique pendant la synthèse de la méthamphétamine. Un produit hautement soluble dans l’eau, qui demeure longtemps dans l’environnement et se révèle « très toxique à court et à long terme pour le milieu aquatique », note l’experte. Son élimination doit normalement se faire dans des installations spécialisées.

PHOTO DÉPOSÉE EN PREUVE À LA COUR

« Les inspecteurs du Ministère ont obtenu une ordonnance judiciaire pour déterrer les barils enterrés sur le site du laboratoire de Danville, comme celui-ci. »

À Danville, le produit est tout simplement renvoyé dans la nature, tout près d’un lac artificiel et d’un ruisseau. Vu les volumes de production de stupéfiants constatés par la police à cet endroit, le risque de contamination est élevé. Le ministère de l’Environnement du Québec est alerté.

Arbres morts et absence de plantes

La Presse a obtenu un résumé d’enquête produit par l’Unité des opérations spéciales du ministère de l’Environnement sur le site de Danville. Le document a été déposé au palais de justice de Sherbrooke pour justifier l’entrée de force sur le site et la réalisation de certains tests pour déterminer s’il y avait lieu de déposer des accusations pénales en matière d’infractions environnementales. « Les informations préliminaires laissent croire que des produits toxiques ou chimiques auraient été lâchés dans l’environnement », y lit-on.

Selon le document judiciaire, la première inspectrice du Ministère arrivée sur les lieux de la perquisition remarque des « signes d’impacts environnementaux » évidents sur la propriété. Elle note la présence d’arbres morts et l’absence de végétation autour des sorties de ventilation du laboratoire, signe qu’aucune plante n’arrive à survivre dans les émanations qui s’en échappent.

L’inspectrice entreprend aussi de tester le système de filtration artisanal du laboratoire. Elle fait couler de l’eau dans les cuves à l’intérieur, alors qu’un plombier insère une caméra dans les tuyaux jusqu’aux barils enterrés sous la terre. L’eau fait monter le niveau de liquide dans les barils immédiatement. Mais peu après, le niveau redescend, redescend, puis redescend encore.

« Quinze minutes plus tard, le niveau d’eau était abaissé », résume le document du Ministère. Rien d’étanche dans ce système. Les produits toxiques se retrouvent assurément dans la nature.

Sur le terrain du ranch, les policiers découvrent aussi deux remorques de poids lourd qui contiennent respectivement 14 et 126 seaux remplies de déchets chimiques. Une note manuscrite rédigée par l’un des responsables du site à l’attention d’un des employés de l’organisation est saisie : « Assure-toi que les barils dans lesquels tu mets des vidages (gris et liquide) sont bien remplis. Moins il y en a, mieux c’est. »

Le très dangereux chlorure de mercure

Une exposition chronique au chlorure de mercure peut entraîner des tremblements, des changements de personnalité, des pertes de mémoire, des troubles digestifs, la perte de dents ainsi que des dommages au cerveau et aux reins. Très soluble dans l’eau, la substance peut être dommageable pour les organismes aquatiques.

PHOTO DÉPOSÉE EN PREUVE À LA COUR

Déversement de produits chimiques près d’un laboratoire clandestin de Saint-Nazaire-d’Acton, en Montérégie, en 2015

Dans leur document déposé à la cour, les enquêteurs disent avoir des motifs raisonnables de croire que les déversements de polluants qui ont eu lieu « lors de la production de méthamphétamine » violent la Loi sur la qualité de l’environnement. Ils notent que « le chlorure de mercure est le produit le plus dangereux dans la production de ce stupéfiant », mais font aussi la liste d’une série d’autres produits chimiques qui pourraient être en cause.

En septembre 2022, un juge de paix magistrat du palais de justice de Sherbrooke autorise le Ministère à excaver le terrain pour sortir les barils enfouis. Peu après, un dossier est transmis au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), avec la recommandation de porter des accusations contre les exploitants du site en lien avec les dommages à l’environnement. Actuellement, le tout est en train d’être analysé par les procureurs.

Une première

« Il s’agit du premier dossier de ce type pour lequel le Ministère transmet des recommandations au DPCP », a confirmé à La Presse Frédéric Fournier, porte-parole du ministère de l’Environnement.

Il pourrait toutefois y en avoir d’autres à l’avenir, laisse-t-il entendre.

« Le Ministère est conscient de cette problématique et il tente de s’attaquer à toutes les activités qui sont susceptibles d’émettre des contaminants dans l’environnement. Le Ministère continue de suivre la situation de près et il mène les actions appropriées », dit-il.

La police estime aujourd’hui que les comprimés de méthamphétamine ont surpassé la cocaïne en popularité chez les consommateurs québécois. Récemment, après avoir été frappés à répétition par les forces de l’ordre, les trafiquants ont commencé à importer de la méthamphétamine du Mexique. Mais historiquement, le Québec est reconnu comme un producteur important de drogue de synthèse avec un marché bien structuré autour de gros laboratoires contrôlés par le crime organisé.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le capitaine Ghislain Cossette et le lieutenant Jean-François Dion, de la Sûreté du Québec

Tu peux avoir une production sur la Rive-Nord de Montréal et elle va approvisionner l’ensemble du Québec. On a vu des capacités de production de 50 000 comprimés à l’heure. Ça sort… comme une mitraillette !

Le lieutenant Jean-François Dion, de la Sûreté du Québec

Un rapport récent de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime souligne que ce processus génère de cinq à dix tonnes de déchets pour chaque tonne de drogue obtenue.

Dans l’environnement, ces déchets « peuvent avoir un effet significatif sur le sol, l’eau et l’air, ainsi qu’un effet indirect sur les organismes, les animaux et la chaîne alimentaire », poursuit le rapport.

« La majorité de la fabrication globale d’amphétamine et de méthamphétamine se déroule typiquement dans des endroits reculés sans traitement de l’eau », précisent les experts de l’ONU, qui citent notamment le cas d’un laboratoire de drogues de synthèse aux Pays-Bas qui avait déversé ses déchets dans un ruisseau, tuant massivement les poissons, les amphibiens et les invertébrés qui y vivaient.

Revenus importants

Les deux responsables du laboratoire clandestin de Danville, Roxane Savard et Emmanuel Pereira, ont plaidé coupables à une série d’accusations liées à la production de méthamphétamine et reçu des peines respectives de trois ans et sept ans de pénitencier. S’ils sont reconnus coupables d’infractions à la Loi sur la qualité de l’environnement, ils pourraient se voir imposer des amendes.

Leurs supérieurs au sein du réseau de trafic de stupéfiants, eux, n’ont pas été arrêtés à ce jour. La Sûreté du Québec confirme qu’ils sont affiliés aux Hells Angels, qui contrôlent la grande majorité de l’approvisionnement en méthamphétamine au Québec et en tirent d’importants revenus.

D’autres organisations peuvent parfois s’aventurer dans la production de la populaire drogue, mais elles doivent verser une taxe aux Hells, affirme le capitaine Ghislain Cossette, de la Sûreté du Québec. « Il y a toujours un système de redevances, si le contrôle de la production n’est pas relié aux bandes de motards hors la loi », dit-il.