Explosion des dossiers de protection de l’enfance, manque de juges, surjudiciarisation : 126 causes criminelles sont tombées à l’eau récemment en Abitibi-Témiscamingue et au Nunavik en raison des délais catastrophiques. Alors qu’il jette le blâme sur la Cour du Québec pour les délais, le ministre Simon Jolin-Barrette vient d’annuler pour la deuxième fois un appel de candidatures pour un poste de juge à Val-d’Or.

« Chaque arrêt [du processus judiciaire], c’est une tragédie. C’est incroyable », lâche au bout du fil Thierry Roland Potvin, juge coordonnateur à la Cour du Québec pour la région de l’Abitibi–Témiscamingue–Eeyou Istchee–Nunavik.

Depuis quatre ans, les délais ont presque doublé dans cette immense région judiciaire, qui compte la cour itinérante du Nunavik et d’Eeyou Istchee. Les besoins, eux, ne cessent d’augmenter. Résultat : le système est en train de craquer. Les acteurs de la région interrogés par La Presse sont alarmés par la situation.

« C’est vraiment très malheureux et très désolant. Dans la dernière année, ça s’est probablement empiré. On est très préoccupés », s’inquiète MKathy Tremblay, bâtonnière du Barreau de l’Abitibi-Témiscamingue, qui englobe les régions d’Eeyou Istchee et du Nunavik.

Une mesure « de dernier recours »

MLouis-Nicholas Coupal était au Nunavik il y a deux semaines et y retourne prochainement. L’avocat d’expérience craint le pire à moins que de nouvelles ressources soient accordées par l’État. « Il y a un backlog très impressionnant de dossiers pour 2023 et 2024 », observe-t-il.

Depuis mars dernier, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a mis fin au processus judiciaire dans 126 dossiers (par voie de nolle prosequi) dans le district de l’Abitibi, dont une centaine à la cour itinérante. Du nombre, 24 dossiers de violence conjugale et un de violence sexuelle ont été abandonnés.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

MAudrey Roy-Cloutier, porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales

« Cette mesure de dernier recours, que nous utilisons à contrecœur, permettra cependant de mener à terme d’autres dossiers à l’intérieur des délais prescrits par l’arrêt Jordan », assure la porte-parole du DPCP, MAudrey Roy-Cloutier.

En raison notamment de la « diminution importante du nombre de jours d’audience offerts » par la Cour du Québec, il était devenu « impossible » de tenir les procès dans un délai raisonnable, explique le DPCP. Dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême a fixé à 18 ou 30 mois le plafond d’une cause.

MRoy-Cloutier rappelle que depuis la décision de la Cour du Québec l’an dernier de faire siéger les juges au criminel moins souvent, le DPCP est contraint de donner la priorité à certains dossiers lorsqu’il est impossible de conduire tous les dossiers dans les délais. Cette directive exceptionnelle a été lancée en février dernier par le directeur du DPCP.

Manque de juges

S’il y a moins de jours d’audience au criminel, c’est en raison de l’explosion du nombre de dossiers en matière de jeunesse, explique le juge coordonnateur de la Cour du Québec. Dans les derniers mois, il a dû faire des choix déchirants : retirer des juges au criminel pour les affecter aux dossiers de protection de l’enfance.

Je savais que ça allait causer des délais énormes. […] J’ai fait le choix que la protection de l’enfance mérite une priorité.

Thierry Roland Potvin, juge coordonnateur à la Cour du Québec pour la région de l’Abitibi–Témiscamingue–Eeyou Istchee–Nunavik

Malgré tout, la Cour du Québec n’arrive pas à répondre aux besoins criants en jeunesse au Nunavik et dans la région crie d’Eeyou Istchee. « Et je ne peux pas dénuder complètement la chambre criminelle », souligne le juge coordonnateur.

Les juges de la région doivent aussi « sacrifier » des dossiers proches du plafond Jordan pour entendre les causes des accusés détenus depuis plusieurs mois. « Est-ce que je garde cette personne détenue trois autres mois ou je l’entends aujourd’hui au détriment d’un dossier qui va mourir des délais sinon ? », illustre le juge coordonnateur.

Le « gros problème », selon le juge Thierry Roland Potvin, c’est l’absence de quatre juges dans son équipe pendant presque un an. Dans la dernière année, seuls 9 juges sur 13 étaient en fonction dans la région. Parmi les absents, deux étaient malades, un était parti à la retraite et le dernier poste n’a jamais été pourvu par Québec. Depuis, deux nouveaux juges ont été nommés. Ils sont ainsi 11 sur 13.

Encore des tensions

Fait inusité : le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette a récemment annulé pour la deuxième fois l’appel de candidatures au nouveau poste de juge de Val-d’Or, pourtant annoncé au printemps 2022. Une situation exceptionnelle. Un troisième concours vient ainsi d’être lancé, confirme le juge Thierry Roland Potvin.

« Tout a été fait conformément au règlement », se défend-on au cabinet du ministre, en évoquant des postes « plus difficiles » à pourvoir.

Le ministre Jolin-Barrette tient essentiellement la Cour du Québec responsable de l’allongement des délais. « Le changement de ratio imposé par la Cour du Québec s’est appliqué pendant plusieurs mois. Cela a, comme nous l’avions prédit, entraîné des conséquences. Et nous devons composer avec celles-ci aujourd’hui », affirme son cabinet.

Depuis un an, les juges de la chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec siègent moins souvent, une décision de la juge en chef qui a provoqué une guerre ouverte avec le ministre Simon Jolin-Barrette. Même si une entente a été conclue au printemps pour l’ajout de nouveaux juges et une hausse de nombre de jours où les jugent siègent, la tension reste forte.

Or, pratiquement aucun juge de sa région n’a siégé le minimum depuis la réforme, se défend le juge coordonnateur Thierry Roland Potvin. « J’ai siégé 110 jours, alors que je dois siéger 45 jours. On est sensibles », assure-t-il.

D’autre part, 13 juges, ce n’est pas « beaucoup pour tous les besoins », affirme le juge coordonnateur. Contrairement à leurs collègues ailleurs au Québec, ceux-ci traitent les dossiers de toutes les chambres, en plus de se déplacer à la cour itinérante.

Le cabinet de Simon Jolin-Barrette soutient que la Cour du Québec n’a pas demandé de nouveaux postes dans cette région. D’ailleurs, ils sont passés de 10 à 13 juges depuis 2020. Le juge Thierry Roland Potvin réplique que deux des nouveaux juges travaillent à temps plein aux comparutions au téléphone.

Un stress énorme pour les victimes

MLouis-Nicholas Coupal, qui représente des survivants d’actes criminels au Nunavik, insiste sur les répercussions qu’entraînent les délais sur les victimes. « Ça exagère la souffrance des victimes et ça les empêche de tourner la page », déplore l’avocat, qui mène trois actions collectives contre le gouvernement dans des dossiers du Grand Nord.

Les femmes victimes de violence conjugale sont préoccupées par les délais judiciaires, confie Cathy Allen, coordonnatrice de la maison d’aide et d’hébergement Alternative pour Elles, à Rouyn-Noranda.

C’est inquiétant pour nous en maison d’hébergement. Les dossiers sont-ils en train de s’empiler et on va faire face à une augmentation de requêtes ?

Cathy Allen, coordonnatrice de la maison d’aide et d’hébergement Alternative pour Elles

Récemment, la maison a accompagné en cour deux femmes dans le cadre d’une requête en délais déraisonnables. « Quand un Jordan est débattu, ça fait vivre un stress énorme aux victimes », dit-elle.

Sur le terrain, les services des maisons d’hébergement sont plus demandés que jamais. « Nos maisons sont pleines en Abitibi », résume Cathy Allen.

« [Ces délais], ça ne peut que miner, malheureusement, l’opinion du public envers le système de justice », conclut la bâtonnière MKathy Tremblay.

En savoir plus
  • 304 jours
    Délai médian pour fermer un dossier en Abitibi–Témiscamingue–Eeyou Istchee–Nunavik en 2023. C’était 166 jours en 2019.
    Source : Ministère de la Justice du Québec