Initier une fillette de 9 ans au casino ? L’idée n’effleurerait jamais l’esprit de Shanon Pasquier. Mais depuis que sa fille explore l’univers sans fond des jeux mobiles gratuits, elle constate que l’industrie n’a pas les mêmes scrupules.

« Maya adore le jeu Shining Anime Star, qui lui permet d’habiller des poupées avec des vêtements virtuels. Mais pour obtenir plus de choix, elle doit regarder des publicités intégrées, qui lui proposent en plus des jeux de vraies loteries pour adultes. »

L’expérience de l’artiste et bénévole montréalaise confirme une enquête québécoise inédite1 au sujet de 249 jeux gratuits offerts aux enfants – qu’ils aient 2, 4 ou 10 ans – dans les magasins d’applications pour appareils mobiles.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Téléchargé des millions de fois, le jeu mobile gratuit Shining Anime Star (conçu en Chine et coté pour tous dans le PlayStore et 4+ dans l’AppStore) a invité une enfant à installer un jeu de vraie loterie pour adultes. Il récompense les petits joueurs qui se connectent chaque jour.

De mille façons, la frontière s’efface entre ces jeux et ceux de hasard et d’argent, pourtant interdits aux mineurs, a constaté avec consternation la chercheuse Maude Bonenfant, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs.

Dans bien des cas, leurs designs se recoupent tellement qu’ils provoquent « les mêmes réactions biochimiques et effets cognitifs ». « C’est une nouvelle forme de ‟gambling” ! Il faut vite élargir la portée des lois », réclame donc la professeure, qui enseigne à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Son équipe lancera sous peu un site web, JE(UX) !, pour exposer en mots et en images troublantes cette manœuvre, appelée « gamblification », qui est de plus en plus dénoncée dans le monde.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La chercheuse Maude Bonenfant, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs

Les pires jeux sont parfois très mignons, alors on ne se méfie pas. Mais c’est insensé ; on dresse les enfants à devenir accros ! On encourage une pratique compulsive chez des petits cerveaux en développement, qui ne peuvent pas encore se contrôler. C’est un immense problème de santé publique.

Maude Bonenfant, professeure à l’UQAM

Les 249 applications examinées étaient, dit-elle, « largement » programmées de manière à manipuler les pensées et émotions des petits joueurs, pour qu’ils ne songent plus qu’à obtenir leur récompense, compléter leur collection ou accomplir leur mission. Ce qui les pousse à multiplier les retours au jeu, les achats impulsifs et le visionnement de publicités – souvent intrusives et parfois très inappropriées.

  • À gauche, annonce de YatzyCash apparue dans le jeu pour petits Gummy Bear Run Endless. YatzyCash permet de « jouer à des jeux d’argent gratuits pour gagner de l’argent réel », mais est coté 4+ dans l’AppStore. À droite, publicité interactive du casino en argent réel CanPlay, vue dans le jeu de pêche Aquarium Land.

    CAPTURES D’ÉCRAN FOURNIES PAR LA CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES DONNÉES MASSIVES ET LES COMMUNAUTÉS DE JOUEURS

    À gauche, annonce de YatzyCash apparue dans le jeu pour petits Gummy Bear Run Endless. YatzyCash permet de « jouer à des jeux d’argent gratuits pour gagner de l’argent réel », mais est coté 4+ dans l’AppStore. À droite, publicité interactive du casino en argent réel CanPlay, vue dans le jeu de pêche Aquarium Land.

  • À gauche, publicité du jeu Nine Casino apparue dans le jeu Zoo-Happy Animals (pour 9+ ou adolescents). À droite, vidéo publicitaire vue dans le jeu Cyber Surfer : EDM & Skateboard (4+ ou adolescents).

    CAPTURES D’ÉCRAN FOURNIES PAR LA CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES DONNÉES MASSIVES ET LES COMMUNAUTÉS DE JOUEURS

    À gauche, publicité du jeu Nine Casino apparue dans le jeu Zoo-Happy Animals (pour 9+ ou adolescents). À droite, vidéo publicitaire vue dans le jeu Cyber Surfer : EDM & Skateboard (4+ ou adolescents).

  • Annonces vues dans le jeu DeepClean Inc. 3D (pour tous ou 12+). Le jeu annoncé s’adresse pourtant aux adolescents ou 17+ et glorifie la loterie vidéo (voir capsule à la fin du texte).

    CAPTURES D’ÉCRAN FOURNIES PAR LA CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES DONNÉES MASSIVES ET LES COMMUNAUTÉS DE JOUEURS

    Annonces vues dans le jeu DeepClean Inc. 3D (pour tous ou 12+). Le jeu annoncé s’adresse pourtant aux adolescents ou 17+ et glorifie la loterie vidéo (voir capsule à la fin du texte).

  • Bannière de DoubleDown Casino, un jeu d’« intense gambling simulé », vue dans le jeu pour bambins TooToo : Talking baby boy. L’application annoncée s’adresse pourtant aux adolescents ou 17+.

    CAPTURE D’ÉCRAN FOURNIE PAR LA CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES DONNÉES MASSIVES ET LES COMMUNAUTÉS DE JOUEURS

    Bannière de DoubleDown Casino, un jeu d’« intense gambling simulé », vue dans le jeu pour bambins TooToo : Talking baby boy. L’application annoncée s’adresse pourtant aux adolescents ou 17+.

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Pour s’ancrer solidement dans les pensées et habitudes des enfants, quantité de jeux récompensaient le simple geste de se connecter.

Les applications scrutées comptaient pour la plupart des millions d’utilisateurs. Plus de 80 % étaient classées « pour tous » ou « 4+ ». Plusieurs mettaient en scène des univers adorés des enfants, comme HelloKitty, Barbie, LEGO ou la Pat’Patrouille. Et environ 30 % portaient la cote « approuvé par les enseignants ».

Qui interragit avec un téléphone intelligent ?

  • 49 % des enfants de 0 à 2 ans
  • 62 % des enfants de 3 et 4 ans

Source : Pew Research Center, 2020

Qui joue sur des plateformes mobiles ?

  • 49 % des filles de 6 à 12 ans
  • 31 % des garçons du même âge

Source : Association canadienne du logiciel de divertissement, 2020

« Malgré tout, très peu sont sécuritaires pour des enfants, tranche Mme Bonenfant. Quand ils font une crise de bacon pour se connecter, les parents trouvent ça exagéré, parce qu’ils ne comprennent pas la perversité des mécaniques persuasives en place. » (Voir autre texte.)

Malgré la cote d’âge, plus d’un jeu analysé sur quatre employait l’une ou plusieurs des « mécaniques » particulièrement addictives qui se trouvent au cœur des jeux de hasard et d’argent. Comme une mise initiale pour participer et une issue dépendant du hasard.

  • Des appareils de casino se voient transformés en sympathiques personnages dans le jeu Happy Street. Ce qui explique son inscription sur la Liste de surveillance sur les enfants et les jeux d’argent (très bien faite) du Conseil australien pour les enfants et les médias.

    IMAGE LIMEBOLT INC. DANS L’APP STORE

    Des appareils de casino se voient transformés en sympathiques personnages dans le jeu Happy Street. Ce qui explique son inscription sur la Liste de surveillance sur les enfants et les jeux d’argent (très bien faite) du Conseil australien pour les enfants et les médias.

  • Bien que coté 4+ et « coup de cœur » dans l’App Store, le jeu Bejeweled Blitz (à droite) copie l’écran d’un vrai jeu de loterie vidéo (à gauche). Il permet aussi de dépenser de l’argent réel pour faire tourner des roulettes de loterie, d’après la liste de surveillance australienne.

    IMAGE GAMBLINGSITES.ORG ET CAPTURE D’ÉCRAN FAITE PAR LA PRESSE EN COURS DE JEU

    Bien que coté 4+ et « coup de cœur » dans l’App Store, le jeu Bejeweled Blitz (à droite) copie l’écran d’un vrai jeu de loterie vidéo (à gauche). Il permet aussi de dépenser de l’argent réel pour faire tourner des roulettes de loterie, d’après la liste de surveillance australienne.

  • Le jeu de récolte Gummy Bear Endless Running (à droite) propose parfois aux enfants de faire tourner une roulette de loterie. Tandis que les rangées de symboles du célèbre jeu Candy Crush Saga (à gauche) évoquent les « machines à sous ».

    CAPTURES D’ÉCRAN FOURNIES PAR LA CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES DONNÉES MASSIVES ET LES COMMUNAUTÉS DE JOUEURS

    Le jeu de récolte Gummy Bear Endless Running (à droite) propose parfois aux enfants de faire tourner une roulette de loterie. Tandis que les rangées de symboles du célèbre jeu Candy Crush Saga (à gauche) évoquent les « machines à sous ».

  • Le jeu Hello Kitty World 2 invite les petits à payer pour faire tourner des roulettes de loterie afin d’obtenir des avantages aléatoires.

    CAPTURE D’ÉCRAN FAITE PAR LA PRESSE EN COURS DE JEU

    Le jeu Hello Kitty World 2 invite les petits à payer pour faire tourner des roulettes de loterie afin d’obtenir des avantages aléatoires.

  • Le jeu Gold Fish Casino Slots Games est coté pour adolescents dans le Play Store, mais met en scène des animaux conçus pour plaire aux écoliers. Il dit « importer un casino dans la paume de votre main » afin de « faire tourner des machines à sous à tout moment, n’importe où ».

    IMAGE PHANTOM EFX, INC. DANS L’APP STORE

    Le jeu Gold Fish Casino Slots Games est coté pour adolescents dans le Play Store, mais met en scène des animaux conçus pour plaire aux écoliers. Il dit « importer un casino dans la paume de votre main » afin de « faire tourner des machines à sous à tout moment, n’importe où ».

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Une application sur cinq empruntait les sons tonitruants ou l’imagerie des casinos : roulettes chanceuses, machines à sous, cartes à gratter, roulement de dés, etc. Sans oublier des coffres au contenu mystère – nommés « loot box » – que d’innombrables joueurs se ruinent à acheter, parce qu’ils se laissent enivrer par l’excitation d’un gain potentiel. Ces excès, qui rapportent des dizaines de milliards de dollars à l’industrie, ont provoqué des actions collectives, mais peu de resserrements de lois.

3000 $ sur la carte de crédit de papa et maman

Puisque les jeunes ne partagent pas tous la même fragilité, plusieurs (comme Maya) ne se laissent pas piéger, observe Marie-Josée Michaud, spécialiste clinique au centre de traitement pour adolescents Le Grand chemin, à Québec.

« Mais exposer un enfant aux symboles du ‟gambling”– comme la monnaie qui tourne et fait du bruit – est un grand manque d’éthique de l’industrie. Ça risque de créer une habitude et une envie. Le jour où le jeune obtiendra sa propre carte de crédit, ça peut faciliter le saut vers Poker Stars. »

Sans compter qu’avec leurs gains exagérément faciles, les applications gratuites peuvent conduire les jeunes à surestimer leurs chances de victoire dans les vrais casinos et consolider cette croyance irrationnelle. « Nager dans les surprises, cadeaux, primes, bonus gratuits et récompenses automatiques », promet par exemple Gold Fish Casino Slots Games, offert aux adolescents.

Des enfants cèdent déjà à la tentation d’enchaîner des microtransactions de 0,99 $, 6,99 $, 27,99 $, 159,99 $… « Ce n’est pas rare qu’on m’appelle parce qu’ils ont dépensé 3000 $ avec les cartes de crédit de leurs parents, qui n’avaient pas bloqué les paiements sur leurs téléphones », rapporte Mme Michaud.

Cas extrême : pendant un congé des Fêtes, une famille a laissé un garçon de 10 ans s’amuser en ligne à volonté, pensant qu’il s’en lasserait. « Il s’est plutôt retrouvé à l’hôpital, au bord d’une psychose induite par le manque de sommeil. Il jouait, jouait, jouait et n’arrivait plus à répondre à ses besoins de base. Parce que 15 minutes de douche, c’était 15 minutes perdues. Il était certain que le jeu allait ‟payer” et avait peur de rater le moment. »

Pour la professeure Maude Bonenfant, Québec doit vite « élargir la définition légale des jeux de hasard et d’argent aux nouvelles modalités de jeux »2. Et appliquer la loi qui interdit déjà, sur tout support, la publicité commerciale destinée aux moins de 13 ans.

On impose des casques de vélo, des bancs d’auto, mais on protège très mal les enfants en tolérant des jeux pareils.

Maude Bonenfant, professeure à l’UQAM

D’après l’Office de la protection du consommateur, personne n’a encore porté plainte au sujet d’annonces ciblant des enfants dans des jeux mobiles gratuits. Mais l’organisme invite les parents qui en découvrent à le contacter. « [Nos] activités de surveillance peuvent être exercées de notre propre initiative, sans plainte. Ce pourrait être le cas dans un dossier comme celui-ci », ajoute le porte-parole Charles Tanguay, en précisant que l’Office ne peut toutefois se prononcer dans les médias sur des situations spécifiques.

Faute d’avoir pris connaissance de l’étude, qui paraîtra bientôt, le ministère des Finances (responsable de la Loi sur la Régie des alcools, des courses et des jeux) nous a écrit pouvoir difficilement déterminer si les jeux examinés « constituent des jeux de hasard interdits par le Code criminel ».

La Presse a écrit (le 3 octobre) et a téléphoné (le 4) à l’Association canadienne du logiciel de divertissement, qui représente l’industrie des jeux vidéos, pour obtenir des commentaires. Elle n’a pas répondu à nos messages.

1. « Les mécaniques de jeux de hasard et d’argent dans les jeux mobiles gratuits pour les enfants : d’un modèle économique au conditionnement à l’addiction », approuvé pour publication par la revue savante Drogues, santé et société, Maude Bonenfant et Alexandra Dumont, respectivement professeure et doctorante en communication à l’UQAM

2. Cette définition exige pour l’instant qu’un joueur puisse encaisser ses gains en argent, dans la « vraie vie ». Il ne peut pas s’agir de fausse monnaie, dépourvue de valeur dans le monde réel.

Consultez le site JE(UX) !

Publicité inappropriée et cotes peu fiables

Des publicités plein écran impossibles à fermer et une prolifération de bannières très dérangeantes surgissent souvent dans les jeux pour enfants, afin d’inciter les jeunes à télécharger d’autres applications, parfois inappropriées. Une annonce a par exemple invité les adeptes d’un jeu de ménage virtuel (Deep Clean Inc. 3D Fun Cleanup, coté pour tous ou 12+ dans les magasins d’applications) à découvrir l’univers des filles peu vêtues de College Love Game. Comme le montre ci-dessus la version longue de cette annonce (tirée de YouTube), elles se tiennent devant des appareils de loterie vidéo et des roues cracheuses de dollars. Ou déclarent : « je viens de faire un rêve où toi et moi dans la baignoire, on a… c’était trop bon » ; « veux-tu avoir du plaisir, je brûle de désir » ; « je n’aime pas les sucreries, mais je te mangerais ». Les cotes d’âge – attribuées par l’industrie – sont elles aussi incohérentes, déplore la chercheuse Maude Bonenfant, qui les trouve souvent floues ou trompeuses. Parmi les jeux « approuvés par les enseignants », 83 % intégraient par exemple des achats, 63 %, de la publicité, et 16 %, des coffres à surprises. « La cote concerne le contenu – violence, gros mots, sexualité – sans se soucier du fonctionnement du jeu, même s’il vise à influencer négativement le comportement. Pour les parents, c’est extrêmement difficile, voire impossible, de s’y retrouver. »

En savoir plus
  • 25 %
    Proportion des jeux analysés qui faisaient dépendre du hasard l’issue de la partie ou l’obtention d’un prix
    Source : Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs
  • 19 %
    Proportion des jeux analysés qui employaient l’imagerie associée aux jeux de hasard et d’argent
    Source : Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs
    18 %
    Proportion des jeux analysés qui exigeaient une mise en argent véritable ou symbolique
    Source : Chaire de recherche du Canada sur les données massives et les communautés de joueurs
  • 3 %
    Proportion des adolescents québécois qui souffraient de cyberdépendance avant la pandémie
    Source : Jeu : aide et référence