« Ici, on est toujours à une seconde de l’Apocalypse. »

Ici, c’est le secteur du poste de quartier 21. Le centre-ville de Montréal. Celui qui parle, c’est l’un des agents de ce poste, Jean-Simon Beauchesne. Il s’adresse à ses futurs collègues, des recrues du SPVM qui sont plongées dans le programme d’immersion, à la Mission Old Brewery. En plein cœur de la crise de l’itinérance montréalaise.

En 45 minutes bien tassées, son collègue Philippe Roy et lui ont donné un cours intensif de police montréalaise aux quatre recrues, un cours comme elles n’en ont probablement jamais eu. En direct du 21, un « poste à appels ».

Ici, les policiers sont en permanence submergés par les appels, et trop peu nombreux pour y répondre. « L’été, le feu est pogné dans la ville ! » Concrètement, ça veut dire que pendant 60 quarts de travail, l’été dernier, les agents Beauchesne et Roy n’ont pas eu une minute pour manger. Ils avaient prévu le coup : la « barre tactique », placée en permanence dans une poche du pantalon, à la cheville.

Un job prenant, donc, et difficile.

Quand ça va faire six suicides que vous allez voir dans une semaine, ça se peut que vous feeliez pas. On pense qu’on a tout vu… jusqu’au prochain appel.

L’agent Jean-Simon Beauchesne du SPVM

« Bref, lance l’agent Beauchesne, on a besoin de vous autres. »

Les recrues regardent leurs deux collègues, les yeux ronds. La moitié de ces 20 recrues qu’on a plongées en immersion sortent de l’École nationale de police. Elles n’ont jamais patrouillé. Certaines, comme Olivier, ont quelques années de police dans le corps. Le jeune homme de 26 ans a travaillé pendant quatre ans pour la Sûreté du Québec. Il a passé deux ans dans une toute petite communauté innue, avec si peu de policiers en service qu’il était constamment sur appel et dormait avec sa radio.

D’autres ont acquis une précieuse expérience ailleurs. Comme Vicky, 22 ans, qui a travaillé pendant cinq ans comme intervenante dans une maison d’hébergement pour femmes violentées. Ou Charlie, 21 ans, qui a été trois ans agent d’intervention en centre jeunesse à Québec.

Mis à part deux jeunes femmes asiatiques, ce groupe de recrues ne compte aucune minorité visible. « Y a pas un black ici ! s’exclame l’animatrice Varda Étienne, venue donner une conférence. Pourquoi ? »

Environ le tiers d’entre eux sont nés dans la région de Montréal, mais presque tous habitent maintenant la banlieue. À la fin du programme, les jeunes policiers hériteront de leur affectation dans un poste de quartier.

Mais pour l’heure, ils sont en immersion.

Des chocs salutaires

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

En équipe avec des intervenants du Centre d’amitié autochtone, les recrues sillonnent les rues du centre-ville. Alors qu’une surdose vient d’être signalée à deux pas de l’organisme, les travailleurs de rue s’entretiennent avec leur patron, Wayne Robinson.

« You got cocaïne ? », lance un sans-abri inuit à Alexandre, 25 ans, et Loïc, 27 ans, qui patrouillent avec Moses Aronsen et Brendan Meawasige, deux travailleurs de rue du Centre d’amitié autochtone de Montréal. Avec eux, les recrues ont fait le tour du circuit fréquenté par les membres les plus vulnérables de la communauté inuite. Square Cabot, intersection Milton-Parc, métro Lionel-Groulx.

L’homme qui interpelle les recrues a un œil au beurre noir et un problème de hanche qui le rend incapable de marcher. Il se traîne sur le bitume. Une femme en parka d’hiver sale est couchée sur le trottoir, un coin de rue plus loin. Un autre quête dans le métro Guy-Concordia, torse et pieds nus.

Dans leur sac à dos fourni par l’organisme, les recrues ont du matériel d’injection propre, des condoms, des barres tendres. Sans oublier les trousses de naloxone.

La situation s’est vraiment dégradée depuis trois ans. Il y a beaucoup plus de problèmes de santé mentale et de consommation ouverte.

Brendan Meawasige, travailleur de rue du Centre d’amitié autochtone de Montréal

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Le travailleur de rue Moses Aronsen connaît par leur nom les sans-abri autochtones croisés lors de la patrouille et les aborde dans certains cas en inuktitut. Une approche qui parvient à détendre l’atmosphère.

Moses, né au Nunavik et élevé au Nunavut, connaît ses clients par leur nom et peut les aborder en inuktitut. « Ça fait des miracles », constate Anthony, 24 ans. La patrouille commune existe officiellement depuis 2020. Elle a été lancée en 2014 à l’instigation d’un policier… du poste de quartier 21.

Au Centre d’amitié autochtone, les quatre recrues réalisent aussi qu’elles ignorent de grands pans de l’histoire autochtone, comme le massacre des chiens de traîneau par les policiers de la Gendarmerie royale dans les années 1950 et 1960. « Tout ce que j’ai vu aujourd’hui, c’était du nouveau pour moi », dit Loïc.

Étienne, 22 ans, et Charlie ont été envoyés à l’Accueil Bonneau. Ils ont également distribué du matériel d’injection dans des campements de sans-abri. « Ça donne toujours un choc de voir ça », dit Étienne. Adèle, 22 ans, et Olivier ont vaporisé leurs chaussures avec de l’insecticide pour visiter plusieurs logements quasi insalubres du parc de la Fédération des organismes d’habitation de Montréal. « En ouvrant la porte, ça bougeait partout à terre », dit Adèle.

L’un des locataires, malade et vulnérable, est exploité par d’autres sans-abri qui squattent son logement en échange de crack.

Bref, c’est pas parce que tu as un logement que tu sors vraiment du mode de vie de l’itinérance. C’est juste que tu as une place pour dormir.

Olivier, recrue du SPVM participant au projet d’immersion

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Quatre recrues ont passé la journée à la Mission Old Brewery.

Et puis, quatre policiers recrues ont été envoyés à la Mission Old Brewery, dont les 5 étages et 197 lits sont l’équivalent de la cour des Miracles de Montréal. « Ici, c’est Louis-H. Lafontaine 2 », résume Junior Félix, qui y œuvre depuis huit ans. Son conseil aux recrues ? « Patience et observation. C’est la clé de l’intervention. »

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À la Misssion, les recrues seront rapidement témoins de la détresse humaine qui règne dans les lieux.

En début d’après-midi, les recrues ont déjà vu débarquer « la cavalerie », policiers, pompiers, ambulanciers, pour un usager qui avait fait une surdose. Un évènement qui fait maintenant partie de la vie de l’organisme, déplore la coordonnatrice des services, Mila Alexova. « Au minimum une fois par semaine. »

En slalomant au pas de charge entre les lits superposés, Olivier demande si la consommation est autorisée à l’organisme. Pas vraiment le choix, dit Kenza Rougui, coordonnatrice clinique de l’organisme. Même si la mission n’est pas un lieu d’injection supervisé, on y a réservé certains lieux pour la consommation.

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Kenza Rougui, coordonnatrice clinique de la Mission Old Brewery, explique aux nouveaux policiers le pragmatisme dont doit faire preuve l’organisme, notamment en matière de consommation.

On veut qu’ils consomment de façon safe. Ici, il y a des seringues, des pipes à crack, des pipes à meth, des filtres.

Kenza Rougui, coordonnatrice clinique de la Mission Old Brewery

Des collègues en action

En matinée, Charlotte, 22 ans, a pu constater l’effet calmant que peut parfois avoir l’uniforme policier sur une usagère en crise. « Dès que les deux policières sont arrivées, elle s’est calmée. Deux femmes, ça a fait une différence. Elles étaient douces, calmes. »

Autre constatation : sur le terrain, la fameuse « distance de sécurité » qu’on enseigne aux policiers à respecter avec un sujet en crise, elle a vraiment pris le bord. « J’ai réalisé que des fois, ça peut créer une barrière. »

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L’intervenant Nicolas Singcaster, qui fait partie de l’équipe mobile de la Mission Old Brewery, parcourt les rues à bord d’une fourgonnette transformée en clinique roulante. Sa mission : aider les sans-abri qui ne vont pas dans les refuges à sortir de l’itinérance.

Le soir venu, la file des sans-abri qui attendent pour entrer au café Mission s’étire sur tout un pâté de maisons. Parmi ces « clients », il y a Suzanne. Entièrement vêtue de vêtements écarlates, y compris un rouge à lèvres qui a taché, Suzanne a l’air d’un petit chaperon rouge salement amoché par la vie.

En entrant, elle sourit : Junior Félix est là, c’est son intervenant chouchou. Elle le serre dans ses bras. Chaque soir où il travaille, Suzanne vient lui chanter sa sérénade. Ce soir, ce sera L’oiseau, de René Simard.

« OK, un peu de silence, Suzanne va chanter », annonce Junior en démarrant la chanson sur les haut-parleurs du café, devant une assistance formée des gens les plus poqués de Montréal. Alors, Suzanne se lance, d’une voix chevrotante mais claire, ses yeux presque translucides fixés sur Junior.

« Ça montrait tellement bien à quel point les intervenants ont une vraie relation avec la clientèle », dit Adèle, à qui on avait ce soir-là confié le poste d’accueil du café Mission. « Ç’a été mon moment préféré. »

LE SPVM en 2022

  • 435 000 appels au 911 destinés au SPVM
  • 29 postes de quartier
  • 4489 policiers et 1329 civils
  • 529 postes vacants, policiers et civils
  • 65 % des policiers sont des hommes
  • 5 % sont issus de minorités visibles

Source : rapport d’activités 2022 du SPVM