« J’ai passé ma journée à ouvrir des cannes de pêches. » Alexandre n’est pas content de sa journée passée en immersion. Aux Fourchettes de l’espoir, un organisme phare du quartier Montréal-Nord, les recrues du SPVM ont été envoyées… aux cuisines. Sa partenaire Constance, 21 ans, a épluché des patates et des carottes. Alexandre résume la journée en trois mots : « un désastre monumental ».

Aux cuisines, les deux jeunes côtoyaient une clientèle qui avait parfois fait de la prison. Dans un organisme situé au cœur du secteur chaud de Montréal-Nord, aux côtés d’anciens prisonniers qui ont un couteau à la main pour trancher des carottes, Alexandre et Constance ont préféré ne pas dire qu’ils étaient des policiers.

« On n’était pas à l’aise », dit Alexandre. Sauf que cette absence de transparence avec ces collègues d’un jour a stoppé net tous les échanges qu’ils auraient pu avoir avec des gens qui avaient probablement un vécu difficile. Et une expérience pas nécessairement positive avec la police.

Au cours de cette journée, Alexandre et Constance sont-ils vraiment allés « à la rencontre de l’autre », tel que le veut la devise du projet d’immersion ? Pas tout à fait.

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Les cuisiniers d’un jour préparent de l’omble de l’Arctique pour le repas destiné aux bénéficiaires. L’expérience à la Southern Quebec Inuit Association n’a pas enthousiasmé les recrues.

Même scénario à l’organisme Southern Quebec Inuit Association. Les quatre recrues ont passé trois heures à préparer un repas destiné aux bénéficiaires. Une fois ces derniers arrivés, ils n’ont à peu près pas échangé avec eux. De toute leur journée sur place, les jeunes policiers ont très peu posé de questions aux intervenants, pourtant une précieuse source d’information sur la communauté inuite montréalaise, qui compte 2000 personnes.

« C’était pas terrible », résume Carolane, qui ne parle pas anglais, la seule langue d’échange de presque tous les bénéficiaires et intervenants de l’organisme.

C’était la première édition de ce programme immersion, et ça paraissait. La cinquantaine de groupes communautaires qui ont accueilli les jeunes policiers ne savaient pas toujours qui ils étaient exactement, quoi leur faire faire, ou qui leur faire rencontrer.

Les recrues ont parfois perdu leur temps dans des endroits où aucun bénéficiaire n’était présent : l’horaire avait été mal choisi. Certains ont fini par jouer à des jeux de société avec les intervenants, d’autres ont été carrément oubliés dans un local pendant plusieurs heures.

L’attitude des jeunes policiers était également variable. Certaines recrues étaient hyper motivées, mais d’autres subissaient manifestement le programme comme un mal nécessaire. Certains n’ont pas ouvert la bouche de toute la journée. D’autres encore ont eu un cours de Montréal 101 dès leur première journée : venus en voiture, ils ont perdu une demi-heure à chercher une place de stationnement en plein centre-ville. « Ça va me coûter une beurrée, cette affaire-là », s’est exclamée une recrue en voyant le prix des parcomètres.

Et puis, dès la première semaine, un reportage de Radio-Canada est venu jeter une eau glaciale sur les relations du SPVM avec ces partenaires du communautaire. On y apprenait que le SPVM avait attribué une cote de sécurité à chacun des organismes, et que six patrouilleurs avaient été libérés pour une vigie, afin de prêter main-forte, si nécessaire, aux recrues.

« C’était un filet de sécurité », plaide le sergent Danny Richer. Mal informés des consignes, des policiers en uniforme sont cependant débarqués dans certaines ressources où la confidentialité est primordiale. Après le reportage de Radio-Canada, des organismes ont annoncé qu’ils refuseraient désormais de participer au programme.

L’itinérance, au-delà des stéréotypes

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Intervenante à La Maison du Père, Mahomi Thibault discute avec les deux jeunes policières en immersion.

L’expérience d’immersion montre aussi parfois la ligne très fine qui sépare désormais l’intervention policière de l’intervention sociale. Comme ici, à La Maison du Père. Deux recrues de 22 ans jasent avec Mahomi Thibault, intervenante de l’organisme.

Cette dernière rêve d’être policière. Elle a des années d’études en criminologie, en victimologie. Elle travaille depuis des années pour l’organisme. Pourtant, sa candidature a récemment été refusée pour participer à une formation rapide vers la police offerte par le SPVM.

Magalie et Carolane, elles, sortent directement des techniques policières. Elles n’ont aucune autre formation. Et c’est à elles qu’on va demander d’intervenir en situation de crise sur le terrain, avec une clientèle que connaît pourtant parfaitement Mahomi.

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Steve Thibault-Lévesque s’entretient avec l’une des recrues. À l’arrière-plan, l’intervenante Mahomi Thibault.

Sur les entrefaites, Steve Thibault-Lévesque, 31 ans, sort de sa chambre. C’est l’occasion parfaite pour les deux recrues de parler à un usager. Pourtant, elles ne pipent pas mot. Pas facile d’engager la conversation sur ce genre de sujets. C’est la journaliste qui amène Steve à raconter son histoire. Le jeune homme s’est retrouvé en mai dernier à La Maison du Père à cause du jeu. Il a perdu son appartement et son emploi. Et surtout, Steve, jeune, bien mis, ne correspond aucunement à l’image qu’on se fait d’un sans-abri.

Et c’est comme ça partout, souligne Françoise Bouchard, directrice adjointe de l’organisme L’amour en action, un refuge pour sans-abri du nord de l’île, venue parler aux recrues.

Vous viendriez chez nous, vous auriez de la difficulté à distinguer la clientèle des intervenants.

Françoise Bouchard, directrice adjointe de l’organisme L’amour en action

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Jacques Roy a vécu pendant plusieurs mois dans sa voiture avant de se retrouver au refuge de La Maison du Père. Dans le jardin de la résidence Alexandre-de-Sève, réservée aux sans-abri plus âgés, il raconte son histoire à deux recrues.

Jacques Roy, 71 ans, incarne parfaitement cette réalité. Les recrues rencontrent l’homme dans le jardin de la résidence Alexandre-de-Sève, réservée aux sans-abri âgés. Chemisette à motifs, pantalon cargo, cellulaire dans la poche, Jacques a l’air d’un golfeur en vacances, pas d’un ex-sans-abri.

Pourtant, Jérémie et Cédric, 26 ans, découvrent le passé difficile de l’homme, rescapé de la rue par un de leurs collègues du poste 21. Jacques a vécu dans sa Nissan Sentra pendant des mois. Une dépendance au jeu lui a fait perdre son logement après la mort de sa femme, et sa Sentra est devenue sa maison. Malchance ultime, sa voiture a été volée. Tous ses biens, y compris l’urne de Diane, sa femme décédée, s’y trouvaient. Jacques était démoli.

Il y a 15 mois, il s’est retrouvé au refuge de La Maison du Père, où on lui a trouvé une place à la résidence. Et, le miracle des miracles est arrivé par une citoyenne de Lanaudière : elle avait retrouvé l’urne de Diane, tout près de chez elle, à côté d’un conteneur à déchets.