La Ville de Laval déroule le tapis rouge pour permettre la construction de l’un des plus grands complexes de studios de cinéma en Amérique du Nord sur un terrain qui était jusqu’à tout récemment en culture.

Ce qu’il faut savoir

Le conseil municipal de Laval doit se prononcer ce mardi soir sur une modification de son schéma d’aménagement pour permettre la construction d’un grand complexe de studios de cinéma.

Des groupes citoyens et environnementaux se portent à la défense de la vocation agricole de ce terrain en « zone blanche », mais cultivé jusqu’en 2022.

Le maire Stéphane Boyer souligne que les consultations citoyennes l’ont amené à réfléchir à une meilleure protection du territoire agricole au-delà de ce projet.

Bien que le terrain ne soit pas officiellement en territoire agricole protégé, deux visions s’affrontent à Laval. Des groupes de citoyens et des environnementalistes souhaitent que la tradition agricole du terrain soit maintenue, tandis que le maire et le promoteur rêvent de faire de Laval une plaque tournante du cinéma.

Le conseil municipal de Laval se réunira, ce mardi soir à 17 h 30, en séance extraordinaire afin de voter pour modifier son schéma d’aménagement. Un changement de zonage permettra l’érection de sept studios, dont un de 60 000 pieds carrés, ce qui en ferait le plus gros en Amérique du Nord.

Le terrain de 2,2 millions de pieds carrés situé dans le quartier Saint-François appartient présentement à la Ville.

Si le changement de zonage est entériné comme prévu, Laval compte ensuite vendre le terrain pour la somme de 32,1 millions à l’homme d’affaires Michel Trudel, ancien dirigeant des studios MELS.

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Trudel, en 2008

Figure très connue du monde cinématographique, Michel Trudel a attiré pendant des décennies de grandes productions hollywoodiennes au Québec.

Le projet baptisé « Cité du cinéma » ou « Trudel Studios » serait situé face à l’avenue Marcel-Villeneuve, dans l’est de l’île. Il prévoit aussi des loges d’artistes, des ateliers de fabrication de costumes, des ateliers de production de décors et des entrepôts.

« Incohérent »

Cette décision va dans le sens contraire de ce que le maire Stéphane Boyer a défendu la semaine dernière devant la consultation nationale visant à moderniser la Loi sur la protection du territoire agricole, déplore Carole-Anne Lapierre, porte-parole de l’Alliance SaluTERRE, regroupement qui vise à protéger les terres agricoles.

Le maire Boyer a dit vouloir augmenter la superficie des terres cultivées à Laval et même agrandir le territoire agricole protégé dans l’île1.

« Ça nous a surpris parce que pour nous, c’est incohérent avec la décision qui va être annoncée que la Ville veut aller de l’avant avec le projet de la Cité du cinéma, tout ça sur une terre cultivable », regrette celle qui est aussi analyste chez Équiterre.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Carole-Anne Lapierre, porte-parole de l’Alliance SaluTERRE

Bien que le terrain ne soit pas situé en « zone verte », une portion était cultivée jusqu’en 2022 par deux entreprises agricoles en alternance. Du maïs, du soya, des brocolis et des choux y ont poussé pendant des décennies. Au moment du dépôt du projet, les fermes ne possédaient toutefois pas de bail avec la Ville pour exploiter ces terres.

« Le sol vivant, c’est quelque chose d’irremplaçable », explique Mme Lapierre.

Une fois que la terre est bétonnée, elle est perdue à jamais. Donc même si ce lot-là, ça a l’air petit et que ça n’a pas l’air grave, nous, le message qu’on voudrait passer, c’est qu’il est encore temps de faire le bon choix et que chaque terre compte. Parce que la perte de terre agricole, c’est rarement à coup de centaines de milliers d’hectares à la fois, c’est toujours quelques dizaines d’hectares par-ci, par-là, que l’on grignote.

Carole-Anne Lapierre, porte-parole de l’Alliance SaluTERRE

Le terrain actuel est zoné à 40 % industriel et à 60 % résidentiel. On prévoyait y bâtir un écoquartier. Si tout se passe comme prévu, le zonage deviendra 100 % industriel.

« Le maintien de ces terres est un pilier fondamental pour garantir notre autonomie alimentaire dans un contexte de changements climatiques croissants », estime Jonathan Tremblay, co-porte-parole de la Coalition Mobilisations Citoyennes Environnementales de Laval.

« C’est un très beau projet au mauvais endroit », croit pour sa part le chef de l’opposition à l’hôtel de ville, Claude Larochelle.

« On n’a vraiment pas l’impression que le service du développement économique a fait sa job de vraiment trouver d’autres alternatives pour M. Trudel. Mais évidemment que les autres alternatives, ça ne sera pas un terrain de la Ville qu’on va tout zoner correct et vous vendre ça à un prix que tout le monde aimerait avoir », ajoute-t-il.

Le maire Boyer croit au projet

Cet investissement pourrait atteindre 200 millions, venir créer entre 250 et 500 emplois et générer des revenus de taxes de 3 millions annuellement, estime la Ville de Laval.

« Oui, c’est un terrain qui peut être cultivé et qui a déjà été cultivé comme bien des terrains à Laval, mais c’est un terrain qui est voué au développement résidentiel et industriel, et c’est le seul terrain qui peut accueillir le projet », a répliqué le maire Boyer en entrevue avec La Presse.

Un sondage Léger réalisé auprès de 502 répondants en octobre 2022 révèle que 58 % des citoyens sont pour le projet, 26 % sont contre et 15 % ont refusé de répondre ou sont indécis.

« Ce dossier-là a grandement contribué à notre réflexion sur les zones agricoles bien au-delà de ce terrain-là », a-t-il ajouté.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Stéphane Boyer, maire de Laval

C’est pourquoi, dit-il, à la prochaine séance ordinaire du conseil municipal, le 6 février, le conseil adoptera une motion pour demander au gouvernement du Québec « d’appuyer la Ville de Laval dans sa volonté de valoriser et optimiser l’utilisation de son territoire agricole, incluant la possibilité d’agrandir la zone agricole permanente ».

« Je trouve ça intéressant, en fait, le dialogue que ç’a permis depuis deux ans. »

Il promet de réinvestir la moitié de la somme de la vente du terrain – soit 16 millions – dans le quartier Saint-François.

Terres squattées ?

Appelé à réagir, le promoteur Michel Trudel réplique que les terres ont été cultivées sans entente formelle.

« Elle a été volée pour cultiver. On va dire les vrais mots », dit-il.

« Ils ne les ont pas mis en prison pour [avoir] planté des patates, mais là, la Ville dit : ‟OK, c’est assez, on veut notre terrain”, c’est tout. »

« Ils m’auraient trouvé le même terrain, mais à une autre place, ça ne change rien pour moi, […] il fallait que le terrain soit correct, qu’il n’y ait pas de zone brune, qu’il n’y ait pas de zone humide, pas de ouaouarons et de crocodiles et tout ce que tu voudras parce qu’ils virent tous fous avec leurs bibittes. C’est un terrain qui est clean, qui est prêt à construire », ajoute-t-il.

Serge Mathieu, propriétaire de l’une des deux fermes qui a cultivé la parcelle, n’est pas contre le projet.

Ça fait peut-être 20 ans qu’on cultive là. On ne savait même pas c’était à qui le terrain, donc on n’avait pas d’entente avec personne.

Serge Mathieu, agriculteur

Que pense-t-il des groupes et citoyens qui se sont mobilisés ? « Toute du monde qui ne connaissent rien », a-t-il indiqué. Comme les « gens de la ville » qui veulent « conserver les grenouilles ».

La deuxième entreprise, les Productions Margiric, n’a pas répondu à La Presse.

« Il faut trancher »

« Je ne sais pas pourquoi les citoyens veulent tout le temps nous embarquer là-dedans », ajoute de son côté le président de l’Union des producteurs agricoles de Laval, Gilles Lacroix.

« Si les citoyens veulent se draper dans la défense du patrimoine, bien qu’ils nous aident à garder notre 28 % [de terres agricoles protégées à Laval], qu’ils nous aident à le développer, qu’ils viennent acheter nos produits pour qu’on soit capables de vivre. »

D’après un rapport de consultation qui sera présenté ce mardi soir au conseil municipal, Laval indique avoir reçu, par écrit, 167 « interventions favorables » au projet et 32 « interventions défavorables ».

« Dans la vie, il faut faire des choix, il faut trancher, et je pense qu’on est capables de permettre ce projet-là, de faire du développement économique. C’est un beau projet, ce n’est pas une bétonnière, ce n’est pas un entrepôt Amazon, c’est une nouvelle industrie qu’on vient créer sur la Rive-Nord », dit le maire Boyer.

1. Lisez « On souhaite faire rayonner notre secteur agricole »