Novembre 2013. Le pont Champlain menace de céder. En urgence et par un froid glacial, une « super-poutre » de 75 tonnes est installée sur la structure, dans ce qui a toutes les apparences d’une opération de sauvetage. Alors que la profession d’ingénieur en prend pour son rhume, dans la foulée de la commission Charbonneau, cet évènement sans précédent marque les esprits dans le Grand Montréal. Retour sur une opération de haute voltige, avec ceux et celles qui l’ont vécue de près.
« C’était vraiment une mégaopération de sauvetage, suivie au millimètre près. Et on l’a compris avec le recul : ça a créé quelque chose dans l’imaginaire collectif québécois », se souvient l’ancien directeur des communications de la Société des Ponts Jacques Cartier et Champlain Incorporée (PJCCI), Jean-Vincent Lacroix, qui était jusqu’à tout récemment porte-parole du Réseau express métropolitain (REM).
À l’époque, les manchettes reviennent sans cesse sur l’état de dégradation du pont Champlain. Devant l’urgence, le gouvernement fédéral finit même par annoncer en 2011 qu’il construira une nouvelle infrastructure, l’actuel pont Samuel-De Champlain, inauguré en juin 2019.
Tout bascule le 12 novembre 2013. « Je me souviens : ce matin-là, j’arrive et je me demande où est tout le monde. Le bureau est vide. Puis j’ai un appel pour me joindre à la salle de conférence, là où est tout le monde. On a détecté une fissure dans une poutre de rive du pont », raconte M. Lacroix.
Le pont avait à ce moment sept poutres dans lesquelles le béton se comprimait, ce qui le rendait plus solide. Au lieu d’installer une dalle complète de béton, les ingénieurs avaient choisi d’aménager de plus petites dalles, qui étaient en fait « prises en sandwich » au-dessus des poutres.
Techniquement, ça avait du sens. Sauf qu’après la construction, on a commencé à utiliser largement le sel de déglaçage. Et avec le temps, ça a commencé à gruger l’acier à l’intérieur.
Jean-Vincent Lacroix, ex-directeur des communications de PJCCI
La fissure faisait près de deux millimètres de large. Rapidement, une voie de circulation a donc été fermée sur le pont vers la Rive-Sud, par mesure préventive. Puis, après que de longues analyses eurent révélé que la fissure continuait de progresser, une autre voie de circulation a été fermée.
Avec le temps, même si la progression de la fissure semblait ralentir, un constat s’est imposé : il fallait trouver une solution d’ordre structurel.
Cinq jours pour y arriver
La « super-poutre », une prouesse technologique, avait été commandée dès 2009 pour répondre à des situations d’urgence. Elle s’est donc imposée comme la solution.
Transportée par camion, la gigantesque pièce assemblée sera finalement installée en à peine cinq jours, alors qu’une telle intervention s’étale normalement sur cinq semaines. Chaque jour, on fait le bilan de l’opération, qui culminera le 30 novembre 2013. « C’était quasiment un feuilleton télévisé », ironise le directeur de la construction de PJCCI de l’époque, Pascal Villeneuve.
Il se souvient d’un « défi immense », qui avait d’ailleurs commencé sur les chapeaux de roues. « Quand on est arrivés là le premier soir, puis qu’on a donné le go pour fermer les voies et lancer les travaux, on s’est rendu compte que les glissières de béton qu’il fallait enlever étaient gelées. Ça a commencé le week-end de façon un peu négative », note M. Villeneuve.
Ç’a été un week-end complet à ne pas dormir, à gérer les opérations par temps très froid, toute la nuit. C’était vraiment une course effrénée.
Pascal Villeneuve, ex-directeur de la construction de PJCCI
« Le niveau de stress était vraiment très élevé », se rappelle aussi la directrice de l’inspection à l’époque, Mariana Salas. « On avait établi un plan très minutieux pour suivre les contraintes dans le béton et l’ouverture de la fissure. Mais c’était très nouveau, ce type de monitorage, donc on apprenait sur le tas. »
Même après l’installation, « on pouvait s’attendre à ce qu’il y ait d’autres dommages ». « C’était constant. Il y a eu beaucoup de réparations sur la structure pour qu’elle survive jusqu’à l’ouverture du nouveau pont », souligne Mme Salas, qui cite notamment les « arbalètes », ces béquilles qui ont soutenu le pont pendant des années après l’installation de la super-poutre.
Un changement structurel
Dix ans plus tard, le constat est clair : « L’industrie a tiré beaucoup de leçons de tout ça », dit l’ex-directeur de l’ingénierie de la SPJCC, Juan Echagüe.
« Pour moi, c’est surtout la collaboration qui s’est faite dans l’urgence qui a été impressionnante. Tout le monde était du côté solutions, tout le monde s’entraidait. C’est quelque chose qui m’a marqué, qui a été beau à voir », note-t-il à cet égard.
Comme ses collègues, il affirme que la réussite de l’opération a aussi grandement contribué à redorer le blason de la profession d’ingénieur, au moment où le Québec était secoué par plusieurs scandales de corruption qui ont mené à la commission Charbonneau. « C’était une époque où, en plus, le pont Champlain et l’échangeur Turcot étaient en fin de vie utile. La réputation des ingénieurs et l’industrie étaient attaquées de toutes parts. Pour nous, réussir ça, ça a été un sacré boost de fierté », dit M. Echagüe.
Pascal Villeneuve est du même avis. « Ça a été une sorte de wake-up call, de bougie d’allumage pour la construction du nouveau pont, mais aussi pour le maintien des ponts en place. L’année d’après, PJCCI a obtenu des budgets importants sur plusieurs années. Les budgets avant, c’était toujours annuel. Et en 2013, c’est l’une des premières fois où on a eu un budget sur deux ans », explique-t-il.
En 2014, le groupe a finalement obtenu pour la première fois un budget sur cinq ans, jusqu’en 2019. « Ça nous a vraiment permis d’orchestrer beaucoup mieux l’ensemble des travaux d’entretien des ponts. […] Aujourd’hui, je pense qu’on est plus conscients de l’état des infrastructures. On est vraiment passés d’un mode réactif à un mode planification », conclut M. Villeneuve.
L’installation de la « super-poutre »
12 novembre 2013 : Alors que l’état du pont Champlain suscite l’inquiétude depuis des années, une fissure est repérée dans une poutre de rive.
22 novembre 2013 : Après avoir fermé deux voies et constaté l’état de la fissure, PJCCI annonce le transport d’une attelle d’acier, la « super-poutre », pour éviter une rupture majeure.
30 novembre 2013 : La super-poutre est enfin installée, un samedi. L’opération d’envergure aura pris cinq jours au total.