Calmer une personne en crise, trouver un refuge pour un sans-abri sous l’effet de la drogue, orienter une personne en détresse vers les bons services… Des intervenants sociaux sillonnent les rues de Montréal depuis septembre pour tenter de désamorcer les crises et éviter une intervention policière. La Presse les a accompagnés.

Mercredi, 21 h. Lina*, les cheveux en bataille et la mine renfrognée, est à l’extérieur du refuge pour sans-abri de l’Hôtel-Dieu de Montréal, à l’arrivée des intervenants. « Je ne veux pas vous parler ! », lance-t-elle, farouche, à Aude* et Olivier*, qui ont été appelés sur les lieux par les gestionnaires du refuge.

Elle s’engouffre à l’intérieur et disparaît dans un corridor. À l’accueil, Estelle*, la responsable, semble soulagée de voir les deux représentants de l’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (EMMIS).

« Madame ne va pas bien, elle consomme beaucoup. Elle nous dit qu’elle veut aller en thérapie dès ce soir, sinon elle menace de se tuer », explique Estelle aux intervenants. « On ne veut pas qu’elle dorme ici parce qu’on craint qu’elle fasse un geste pendant la nuit. Elle est très impulsive, et on a peur d’elle. On veut que vous partiez d’ici avec elle. »

La demande est claire. Avant de rencontrer Lina, Aude et Olivier discutent de ses options. Doit-on lui proposer de l’amener au service de psychiatrie des toxicomanies du CHUM ? À l’urgence psychosociale-justice du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal ? Pourrait-elle aller à L’Exode, organisme spécialisé en réinsertion sociale ?

Leur travail, c’est tenter d’accompagner la personne qui a besoin d’aide et trouver la meilleure ressource pour elle, en évitant si possible l’intervention de la police.

Manque de collaboration

Les deux représentants de l’EMMIS partent rencontrer Lina à l’intérieur du refuge. Ils reviennent 15 minutes plus tard. Aucune de leurs propositions n’a fonctionné.

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Aude, intervenante de l’EMMIS

On lui a aussi offert de l’amener à notre refuge, mais elle nous a dit que si on la faisait dormir sur un lit de camp, elle allait se tuer.

Aude, intervenante de l’EMMIS

La Société de développement social, qui chapeaute l’EMMIS, gère au Complexe Guy-Favreau un refuge de nuit « à haut seuil de tolérance », qui accueille notamment les personnes intoxiquées ou ayant des problèmes de santé mentale.

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Refuge de nuit « à haut seuil de tolérance », au Complexe Guy-Favreau

Mais ça n’a pas plu à Lina, qui a même fait mine de charger Aude pendant leur conversation, avant qu’un agent de sécurité n’intervienne. « Plus on lui parlait, plus il y avait une escalade », déplore la jeune femme.

N’ayant pas réussi à obtenir sa collaboration, les intervenants se sont résolus à recommander au refuge d’appeler la police.

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Les policiers et les intervenants devant le refuge de l’Hôtel-Dieu de Montréal

Les policiers arrivent cinq minutes plus tard. Aude et Olivier les mettent au parfum de la situation et se rendent avec eux auprès de Lina. Ensuite, les policiers appelleront une ambulance, dans le but de conduire Lina à l’institut universitaire en santé mentale Douglas.

Comme leur présence n’est plus requise, les intervenants de l’EMMIS quittent les lieux.

« On n’aime pas que ça finisse comme ça », se désole Aude.

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Olivier, intervenant à l’EMMIS

« Mais au moins, elle va recevoir les soins dont elle a besoin », se console Olivier.

L’EMMIS avant la police

La Presse a suivi les deux intervenants de l’EMMIS pendant un quart afin de voir à quoi peut ressembler leur travail.

Ce dont Aude et Olivier se réjouissent, c’est que les responsables du refuge pour sans-abri ont appelé l’EMMIS avant de se tourner vers la police. Si Lina avait été plus collaborative, cette histoire aurait pu se régler sans qu’on dérange les policiers.

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La conseillère municipale Josefina Blanco, responsable notamment de l’itinérance et de l’inclusion sociale au comité exécutif

« Le but de cette ressource, c’est d’éviter les interventions policières qui ne sont pas nécessaires et d’essayer de désamorcer les situations de crise qui pourraient escalader », explique la conseillère municipale Josefina Blanco, responsable notamment de l’itinérance et de l’inclusion sociale au comité exécutif.

« Chacun a son rôle, ajoute Olivier. La police doit faire appliquer la loi, tandis que nous, on a une approche plus humaniste. On tente de créer des liens avec les gens, et parfois, ça prend du temps, parce que si on va trop vite, ça risque de causer des débordements. »

« L’EMMIS est comme une bouffée d’oxygène, elle collabore avec nous pour offrir une continuité dans les services », souligne Narcisse*, de la Mission Bon Accueil, superviseur du refuge pour sans-abri de l’Hôtel-Dieu.

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Narcisse, de la Mission Bon Accueil, superviseur du refuge pour sans-abri de l’Hôtel-Dieu

C’est le chaînon qui vient lier les différents services.

Narcisse, de la Mission Bon Accueil, superviseur du refuge pour sans-abri de l’Hôtel-Dieu

L’équipe de huit intervenants, à l’œuvre depuis septembre 2021 dans l’arrondissement de Ville-Marie, a réalisé plus de 1500 interventions depuis sa création.

En mars dernier, la mairesse de Montréal, Valérie Plante, a annoncé que le projet pilote mené jusqu’à maintenant se poursuivrait au moins jusqu’au 31 décembre. De plus, quatre intervenants s’ajouteront à l’équipe, pour offrir des services 24 heures sur 24.

Tentes et igloos

Quand ils ne répondent pas à un appel, les intervenants font des tournées au centre-ville, dans les secteurs où se tiennent les personnes sans-abri. Dans leurs sacs, ils transportent de la naloxone, antidote utilisé en cas de surdose d’opioïdes, une boîte de plastique pour jeter les seringues usagées, des chaussettes et des préservatifs à distribuer à ceux qui en ont besoin.

Ils connaissent les recoins des ruelles et des terrains vagues où sont installés des campements. Comme ici, par exemple, près du terminus d’autobus, où un genre d’igloo en mousse est dissimulé sous un escalier.

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Olivier et Aude discutent avec une personne installée dans un petit abri imperméable et isolant en polyéthylène, importé de République tchèque par l’organisme CARE Montréal.

Parfois, les intervenants font de la médiation avec des commerçants qui sont dérangés par des gens qui s’injectent des drogues près de leurs commerces. Ils tentent de trouver un compromis.

Mais leurs interventions ne concernent pas que le monde de la rue. Ils ont déjà été interpellés pour une femme victime de violence conjugale. Celle-ci avait d’abord appelé la police, mais elle ne souhaitait pas porter plainte. Les policiers ne pouvaient pas faire grand-chose de plus.

« On est restés avec elle un certain temps, on lui a demandé ce qu’elle voulait. Si elle souhaitait aller dans une ressource pour femmes victimes de violence ou chez quelqu’un de sa famille », raconte Aude.

Finalement, la fille de la femme est venue la chercher. Mais les intervenants ont pu lui donner des références pour obtenir de l’aide.

« On est le Fort Boyard de l’intervention, on peut se retrouver dans toutes sortes de situations », lance Olivier à la blague.

* Seuls les prénoms ont été utilisés dans cet article, pour protéger la confidentialité des intervenants.