Olivier m’a écrit il y a quelques jours. Il vit en compagnie de sa conjointe, Marie-Ève, à un jet de pierre du campement de sans-abri de la rue Notre-Dame.

« Tout le monde s’est exprimé sur ça, m’a-t-il dit. Il serait peut-être temps qu’on donne la parole aux résidants qui vivent dans le quartier. »

Je suis allé rencontrer Olivier et Marie-Ève. Ils avaient tenté de rassembler d’autres résidants ulcérés par cette situation, mais sans succès. « Beaucoup de gens sont tannés de ce qui se passe ici, dit Marie-Ève. Malheureusement, personne n’ose le dire. »

Olivier et Marie-Ève ont demandé que je taise leur identité. Ils craignent des représailles.

Le jeune couple connaissait bien ce quartier d’Hochelaga-Maisonneuve avant d’y acheter un condo il y a quelques années. « On savait qu’il y avait des piqueries, racontent-ils. On nous avait parlé de la prostituée assassinée dans le square Dézéry juste avant notre arrivée. C’est d’ailleurs la fille de notre voisine qui a trouvé le corps. »

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Certains sans-abri vont braver l’hiver en maintenant leur tente sur le campement de la rue Notre-Dame dans le quartier d’Hochelaga-Maisonneuve.

Quand Olivier a aperçu les premières tentes au début de l’été, il a naïvement cru que c’étaient des campeurs qui n’avaient pu trouver une place sur un terrain de camping. Puis les tentes se sont multipliées jusqu’à atteindre le nombre de 300.

« Tout à coup, on a vu apparaître un centre de distribution de nourriture, des bénévoles et toute une organisation, raconte Olivier. Personne ne nous a prévenus de cela. Des gens ont commencé à apporter des génératrices et toutes sortes d’objets. Ils ont maintenant le WiFi. »

Olivier et Marie-Ève m’ont raconté tout cela en me répétant qu’ils ne voulaient pas passer pour de gros méchants.

Nous sommes complètement déchirés. On comprend cette misère, on comprend la réalité de ces gens qui n’ont pas envie de vivre avec les règles imposées dans les refuges. Mais en même temps, on trouve cela difficile de vivre à côté de ça. Le quartier est devenu triste. Plus personne n’ose aller dans le parc.

Olivier, qui réside à proximité du campement de sans-abri de la rue Notre-Dame

Puis ces mots sont tombés. Olivier a dit : « On va être francs, le problème de l’itinérance à Montréal est une énorme patate chaude que tout le monde se refile. »

Olivier a écrit à son arrondissement. Il a reçu un courriel qui lui disait grosso modo de prendre son mal en patience et que s’il y avait des problèmes à régler, il devait communiquer avec la police.

C’est ce qu’Olivier et Marie-Ève ont fait un soir en désespoir de cause. Et devinez ce que la police a répondu ? Qu’ils devaient se tourner vers la Ville de Montréal.

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J’ai rencontré Olivier et Marie-Ève lundi, tout juste avant qu’une opération « progressive » de démantèlement ne commence. Au cours d’un point de presse, mardi, la mairesse Valérie Plante a dit que le démantèlement du campement de la rue Notre-Dame serait accompagné « de discussions ».

Olivier a raison. La mairesse Plante est prise avec une patate chaude entre les mains. Elle peut difficilement ordonner une opération de démantèlement draconienne. Cela déplairait à une large part de son électorat.

Guylain Levasseur est une figure très connue du monde de l’itinérance. Il a installé sa roulotte au campement de la rue Notre-Dame afin d’aider les sans-abri. L’homme a un cœur grand comme un océan, c’est clair. « La Ville de Montréal ne règle pas le problème de l’itinérance. Elle fait semblant de le faire. Elle le cache. »

Il est devenu extrêmement difficile pour les gens de s’exprimer sur cette réalité. Il y a ceux qui voient cela de l’extérieur et ceux qui vivent cette réalité de l’intérieur.

Justement, parlons-en, de ceux qui appuient ce campement. Il est évident qu’ils ne vivent pas ici. Si la mairesse pense qu’il faut vivre avec les itinérants, qu’elle les invite dans sa cour.

Marie-Ève, qui réside à proximité du campement de sans-abri de la rue Notre-Dame

Pendant que les autorités se refilent la patate chaude, les responsables de l’itinérance à Montréal attendent que le froid fasse son œuvre. Guylain Levasseur croit que sur la centaine de personnes qui sont encore au campement, plusieurs récalcitrants vont y demeurer tout l’hiver.

Mais une visite du campement permet de voir qu’il est impossible de laisser des gens vivre dans de telles conditions. C’est leur sécurité qui est en jeu. Plusieurs personnes chauffent leur tente de nylon avec des bougies. Un bénévole m’a dit qu’il n’y avait aucun danger, car les gens mettent les chandelles au fond d’une casserole.

Cela ne m’a pas du tout rassuré.

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Ce qui est certain, c’est que la situation de l’itinérance est devenue un problème majeur à Montréal en cette période de pandémie. Selon Guylain Levasseur, qui connaît tous les coins et recoins de l’itinérance dans la métropole, il y aurait une dizaine de campements en ce moment. « Ils sont cachés, vous ne les voyez pas tous », dit-il.

Il faut aller au coin d’Atwater et Sainte-Catherine où j’ai vu des hommes, debout sur une montagne de déchets, éventrer des sacs pour y trouver je ne sais quoi. À côté d’eux, une vingtaine de sans-abri étaient entassés dans un abri Tempo où l’on servait du café.

La crainte de commerçants du Village s’est avérée. La zone Saint-Hubert et Sainte-Catherine, lieu de misère à Montréal, atteint un niveau de désolation sans précédent.

Si des sans-abri préfèrent vivre dans une tente en plein hiver plutôt que de se tourner vers les services qui leur sont offerts, c’est que ceux-ci ne sont pas adaptés à leur réalité. La transformation de nombreuses chambres de l’Hôtel Place Dupuis en refuge de nuit est une formule souhaitable, mais qui ne va pas à tout le monde. Il faut s’y rendre tôt, faire la file et quitter les lieux rapidement le matin.

J’ai voulu m’entretenir avec un élu responsable de l’itinérance à Montréal. On m’a plutôt dirigé vers Serge Lareault, protecteur des personnes en situation d’itinérance, poste créé en 2016 sous l’administration Coderre.

L’itinérance n’a plus beaucoup de secrets pour Serge Lareault, l’un des fondateurs du journal L’Itinéraire, en 1993. Il explique l’augmentation du nombre de sans-abri depuis le début de la pandémie par trois facteurs :

– la visibilité soudaine de l’« itinérance cachée », composée de gens qui, en temps normal, se débrouillaient sans les refuges en passant leurs nuits dans des Tim Hortons et des McDonald’s ;

– la grande précarité de gens qui, en plus d’un maigre revenu, arrivaient à vivre grâce à la mendicité (mendier est devenu très difficile depuis le mois de mars) ;

– les nombreuses explosions de cellules familiales.

Serge Lareault croit que la mauvaise compréhension du public face à l’itinérance aggrave le problème.

Les gens ont peur des itinérants et de ceux qui souffrent de maladie mentale. Les gens du crime organisé sont nettement plus dangereux que ceux qui se parlent seuls.

Serge Lareault, protecteur des personnes itinérantes

J’ai dit à Serge Lareault que j’avais récemment écrit dans une chronique que nous ne faisions en ce moment que mettre des diachylons à gauche et à droite sur des problèmes.

« Il faut se rappeler qu’on est toujours en situation d’urgence, m’a-t-il dit. Cette pandémie nous a frappés de plein fouet. C’était difficile de prévoir qu’autant de gens allaient se retrouver en situation d’urgence sociale. Il faut créer des mesures tout en respectant les règles sanitaires. C’est très complexe. »

Les personnes en situation d’itinérance ont besoin d’un logement, le même, de préférence. Il leur faut un toit 24 heures sur 24. C’est ça, la clé. Après, c’est un travail rigoureux et acharné qui doit être fait.

La pandémie que nous connaissons fait craindre le pire. Elle nous empêche d’espérer des mesures solides et permanentes. Elle nous force à mettre dehors dans le froid des gens quand se pointe le jour.

La patate chaude que chacun se refile est en train de se transformer en grenade.