Les pots de yogourt et de mayonnaise mal rincés empoisonnent l’air du centre de tri du recyclage de Montréal, exposant ses 125 travailleurs à de graves problèmes respiratoires.

Des rapports officiels obtenus par La Presse indiquent que les concentrations de moisissures et de bactéries dans l’air y sont « extrêmement élevées » et dépassent largement les taux recommandés. Des trieurs sont ainsi exposés à 262 fois la concentration normale de contaminants dans l’air.

La situation prévaut depuis au moins 20 ans sans véritable amélioration, conclut la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Cinq manquements à la loi ont été relevés.

La Santé publique de Montréal « considère les risques à la santé importants » pour les employés de l’endroit.

Ces moisissures et bactéries invisibles viennent essentiellement des résidus alimentaires qui demeurent dans les emballages recyclés par les citoyens. « À 30 degrés dehors avec des restants de Cheez Whiz dans le fond d’un pot, je vous garantis que c’est un bon milieu de culture pour plein de micro-organismes », a illustré Geoffroy Denis, médecin à la Santé publique, en entrevue. Comme le tri des matières recyclables implique de les brasser vigoureusement, une partie de ces contaminants se retrouvent dans l’air.

Le centre de tri à l’air contaminé est situé au bord de la Métropolitaine, dans le quartier Saint-Michel, et appartient à la Ville de Montréal. Il est par contre occupé par une entreprise privée, Rebuts solides canadiens inc. Celle-ci plaide qu’elle fait son possible pour endiguer le problème.

L’an dernier, Montréal a allongé 30 millions à l’entreprise afin de la garder à flot alors que l’industrie du recyclage est secouée par une crise importante. La Ville n’a pas obtenu de garanties de l’entreprise quant à la salubrité des installations avant de signer les chèques.

Infections et irritations possibles

Les individus exposés à des niveaux trop élevés de bioaérosols (le nom scientifique des moisissures et bactéries dans l’air) peuvent développer des problèmes respiratoires sérieux. Le Dr Denis, de la Santé publique, s’est penché sur la situation de l’air du centre de tri à la demande de la CNESST.

« Il y a deux grands types de problèmes qu’on peut avoir avec des bioaérosols : d’une part des infections respiratoires, mais aussi des problèmes de nature irritante ou allergique, a-t-il dit en entrevue téléphonique. Ça pourrait entraîner de l’asthme et de la toux, mais aussi une maladie plus rare, mais peut-être la plus grave : la pneumonite d’hypersensibilité. »

Dans son rapport, il ajoute que cet air contaminé peut aussi causer des maux de tête, de la fatigue inhabituelle, des nausées et des douleurs abdominales.

On a eu peu de plaintes, mais il faut savoir que dans ce type de travail, les travailleurs ont un statut un peu précaire et ne veulent pas nécessairement dévoiler leurs symptômes.

Geoffroy Denis, médecin à la Santé publique

Gilbert Durocher, président de Rebuts solides canadiens inc., a assuré en entrevue qu’aucun employé ne lui avait rapporté vivre de tels problèmes.

M. Durocher dit faire des investissements importants afin de régler le problème d’air contaminé et suivre les recommandations de la CNESST. « Il y a un plan d’action qui a été fait conjointement avec eux et qui a été suivi. Ça n’a pas donné les résultats escomptés, c’est pour ça qu’on passe à une étape suivante », a-t-il dit en entrevue.

L’étape suivante, c’est l’achat de masques encore plus étanches, une dépense de « plusieurs dizaines de milliers de dollars », pour remplacer les masques jetables actuels. Une trentaine d’entre eux devraient arriver sous peu.

M. Durocher souligne aussi que le bâtiment actuel date de 1955 et n’a pas été conçu comme un centre de tri, ce qui limite sa marge de manœuvre. Il doit être abandonné d’ici cinq ans.

Un problème qui dure

Le problème de moisissures dans l’air du centre de tri était connu depuis au moins 1998, notamment du réseau de la santé. À l’époque, un technicien en hygiène du travail avait noté « un problème de salubrité générale dans le bâtiment ».

C’est en 2011 que la CNESST a tiré la sonnette d’alarme. L’organisation a exigé que les travailleurs portent des masques et que l’usine soit nettoyée. Mais Rebuts solides canadiens inc. a contesté ces demandes devant la justice.

L’entreprise faisait valoir que comme les concentrations de moisissures et de bactéries dans l’air ne faisaient pas l’objet d’une norme chiffrée, la CNESST ne pouvait pas lui imposer d’obligations en la matière. La justice a rejeté l’argument.

« Il est temps que [l’employeur] trouve une solution efficace et durable aux problèmes de contamination de l’air ambiant par les bioaérosols et d’accumulations de poussières », a écrit la juge administrative Carmen Racine en 2015.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Selon un rapport de la CNESST daté du mois dernier et réalisé à partir d’un échantillonnage commandé par Rebuts solides canadiens inc., la situation « demeure préoccupante » au sein de l’entreprise. 

L’année suivante, un plan d’action a été accepté par toutes les parties. Mais la situation ne s’est jamais améliorée de façon importante, révèle un rapport de la CNESST daté d’avril 2019. Selon un autre rapport – daté celui-là du mois dernier et réalisé à partir d’un échantillonnage commandé par l’entreprise –, « la situation reste à ce jour inchangé [sic] et demeure préoccupante ».

« Moi, je ne contrôle pas la matière entrante, je la reçois », s’est défendu M. Durocher, de Rebuts solides canadiens inc. « C’est de la matière qui est effectivement contaminée : des couches souillées, des pots de beurre de pinotte et de yogourt non rincés… »

Le Syndicat des cols bleus de Montréal représente les employés du centre de tri même s’ils ne sont pas des employés de la Ville. Le groupe affirme être au courant de la situation.

« Depuis plusieurs années, les représentants en santé-sécurité du SCFP 301 effectuent des interventions afin de rendre le milieu de travail le plus sécuritaire possible », a indiqué le tuteur du syndicat, Stéphan Meloche, dans une déclaration écrite. « Le SCFP 301 va continuer de travailler en collaboration avec l’employeur et la CNESST pour protéger ses membres. »

La Ville de Montréal s’est dégagée de toute responsabilité quant à l’exploitation de son centre de tri.

Le contrat de RSC arrive à échéance à la fin de l’année 2019. Elle tente d’en obtenir un nouveau. Un nouveau centre de tri plus moderne sera progressivement inauguré à partir de l’automne, mais le bâtiment actuel devrait servir jusqu’en 2024.