(Port de Gros-Cacouna) La marée est à son plus haut. Les vagues de l’estuaire du Saint-Laurent ont moins d’un mètre, le vent est léger. Un temps rare, parfait pour prendre le large avec l’équipage du Bicois II, le bateau de pêche d’un membre de la communauté Wolastoqiyik Wahsipekuk. À bord, il y a le capitaine malécite, son second, trois matelots et trois plongeurs. Des colosses entourés de leurs bouteilles d’oxygène et d’une centaine de caissons pour la récolte.

« Vous allez voir, les plongeurs sont des machines de guerre. Mon travail consiste à les conduire à l’eau, dans le sens du courant, où ils veulent pêcher », lance le capitaine Bastien Gingras-Nicolas, en donnant un coup de gouvernail à tribord.

L’une des méthodes pour pêcher l’oursin consiste à jeter un gros filet monté sur traîneau qui va draguer le fond marin avant d’être remonté mécaniquement. Le tout en essayant de ne pas abîmer l’écosystème. La technique est autorisée dans de rares zones de pêche du Québec, dans le nord de l’estuaire du Saint-Laurent.

L’autre méthode est artisanale. C’est la méthode employée par la communauté autochtone de Cacouna, plus périlleuse, très délicate. Et titanesque. La pêche à la main n’endommage pas les fonds marins et perturbe moins les espèces marines. C’est ce qui est très particulier de ce type de pêche.

Cette technique consiste à plonger dans les eaux glaciales, à plusieurs mètres de profondeur, pour ensuite palmer à travers les algues, soulever les pierres une par une pour trouver les talles d’oursins et les cueillir à la main.

Une fois rempli, un filet pouvant contenir plusieurs centaines de livres d’oursins verts est accroché à une bouée. Le plongeur s’engage alors dans un autre sillage sous-marin, une autre cueillette. Jusqu’aux limites de sa bouteille d’oxygène.

Comme les fraises

9 h 30. Antony Jean enfile son équipement de plongée après avoir englouti un gâteau recouvert de sucre à la crème et de guimauves. Le plongeur a plusieurs saisons de pêche à l’oursin derrière la cravate. Ses mains sont recouvertes de kystes gonflés par des piqûres de hérisson marin. Le solide gaillard trace un parallèle entre la pêche à l’oursin et la cueillette de fraises.

  • Le plongeur Antony Jean communique avec le capitaine avant de plonger.

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    Le plongeur Antony Jean communique avec le capitaine avant de plonger.

  • Le premier matelot Nidal Bendidane prend une pause près des caissons des plongeurs. Les bacs marqués d’un ruban rouge sont à Antony Jean, les caissons blancs sont ceux de Patrick Sharkey.

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    Le premier matelot Nidal Bendidane prend une pause près des caissons des plongeurs. Les bacs marqués d’un ruban rouge sont à Antony Jean, les caissons blancs sont ceux de Patrick Sharkey.

  • Antony Jean replonge alors que le premier matelot l’aide avec ses bouées et ses filets.

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    Antony Jean replonge alors que le premier matelot l’aide avec ses bouées et ses filets.

  • La pêche est abondante. Le premier matelot s’apprête à vider un filet sortant de l’eau.

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    La pêche est abondante. Le premier matelot s’apprête à vider un filet sortant de l’eau.

  • Un filet rempli d’oursins par les plongeurs

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    Un filet rempli d’oursins par les plongeurs

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Quand j’étais ado, j’allais cueillir les fraises pour me faire de l’argent et j’étais le meilleur de notre gang. Je pouvais empocher 35-45 $ dans une journée alors que les autres peinaient à gagner 20 $. Pour l’oursin, c’est la même chose. Je sais où regarder, je suis bon. On gagne notre argent selon la quantité et la qualité de ce qu’on remonte.

Antony Jean

Le capitaine écoute les consignes des plongeurs. Des bouées sont positionnées dans l’eau avec l’aide des matelots. Antony et ses deux collègues enfilent gants, cagoules, bonbonnes. Le bateau est à peine arrêté qu’ils ont déjà disparu dans les flots.

Sur le pont, les matelots s’activent. Ils alignent quatre gros caissons (des pannes dans le jargon des pêcheurs) pouvant contenir chacun 60 livres d’oursins. La première série de bacs est marquée de rubans rouges. Ce sont les caissons d’Antony. Il y a les caissons blancs, ceux du plongeur Patrick Sharkey. Et il y a les roses, d’Alexis Cousineau, un gars de Montréal, souligne le capitaine en second, Nidal Bondidane.

Soudain, il y a du mouvement autour d’une bouée. Le capitaine coupe les moteurs et active le système hydraulique. Le second attrape la bouée à l’aide d’une longue perche. Un énorme filet jaune est remonté, des centaines d’échinoïdes tombent dans les caissons, puis sont transférés par les matelots sur un chariot. Les petits sont remis à l’eau, les trop pâles, les déformés ou les trop foncés, aussi.

11 h 45. La cale du bateau est pleine de caissons. Près d’une cinquantaine. Sur le pont, les matelots continuent de trier des oursins. Ce sont ceux remontés par le plongeur « Sharkey ». Avec l’aide d’un couteau, il coupe en deux quelques oursins pour en mesurer la qualité. Il grimace en en lançant par-dessus bord. Puis tombe finalement sur une sphère parfaite, qu’il tend d’une main pour que La Presse puisse jauger le goût, doux, iodé.

  • Les matelots Félix Massicotte et Guillaume Fortin-Leclair vident les caissons sur la table de tri.

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    Les matelots Félix Massicotte et Guillaume Fortin-Leclair vident les caissons sur la table de tri.

  • Les matelots font le tri des oursins. Les petits sont remis à l’eau, les trop pâles, les déformés ou les trop foncés, aussi.

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    Les matelots font le tri des oursins. Les petits sont remis à l’eau, les trop pâles, les déformés ou les trop foncés, aussi.

  • Un oursin parfait, mature, avec la couleur recherchée

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    Un oursin parfait, mature, avec la couleur recherchée

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« À l’intérieur, il y a ce qu’on appelle des gonades, explique-t-il. On recherche un orangé nacré, brillant, la couleur parfaite. Ça fait des années que je plonge ici, je sais où les trouver. Ça fonctionne un peu comme pour la viande rouge. Plus elle est de qualité, plus elle se vend cher sur le marché. »

Il est environ 14 h. Des matelots s’étirent, Guillaume Fortin-Leclair et Félix Massicotte ont les mains rougies par l’eau froide à force de trier. Certains changent de gants. On gèle. Les plongeurs Alexis et Antony décident d’effectuer une dernière plongée. Ils demandent chacun deux filets.

« On va finir tard aujourd’hui », glisse le matelot Darcy Lévesque en passant le balai sur le pont du bateau pour retourner au fleuve les restes de la cueillette. Le soleil est en train de se coucher quand Alexis Cousineau enlève son habit de plongée. Il raconte que les derniers oursins sont d’un vert éclatant.

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Le plongeur Alexis Cousineau refait surface, fier de sa pêche.

Avant, j’ai travaillé comme scaphandrier dans les égouts. C’était payant, mais rien de valorisant. La pêche aux oursins est en accord avec mes valeurs. C’est de la pêche durable. J’aime le feeling de cueillir de mes mains.

Alexis Cousineau, plongeur

C’est l’heure de retourner au port. Le capitaine explique la topographie des fonds marins. La journée est loin d’être terminée. La marée est rendue à son plus bas. Une fois au port, il faut gravir une longue échelle et remonter les caissons un à un à l’aide du treuil hydraulique.

« On n’a pas de quai de déchargement, explique le capitaine Bastien Gingras-Nicolas. Il a déjà été question d’avoir un ponton, mais le projet semble avoir été abandonné. »

En haut, les plongeurs pèsent les caissons avant de les transférer dans une remorque. La cargaison prend ensuite le chemin de Trois-Pistoles. Deux caissons seront achetés par le chef Kim Côté, du restaurant Côté Est, à Kamouraska. Le reste prendra la route du Maine, aux États-Unis, pour la transformation. À la fin, des oursins seront vendus au gros prix dans des restaurants chics.

« À Las Vegas, les chefs comparent l’oursin à du caviar. Une assiette de dégustation peut se vendre 500 $ », dit l’équipage. Le Bicois II sera à l’ancre pour plusieurs jours. À cause des vents, d’un relent de l’hiver en avril.

90 %

La quasi-totalité des produits marins se retrouvant dans nos assiettes sont issus de l’importation (soit près de 90 %). À l’inverse, 80 % des produits de la pêche locale sont exportés ailleurs au Canada, aux États-Unis et dans le reste du monde, notamment pour des raisons logistiques.

Source : Collectif Mange ton Saint-Laurent !

Des zones et des règles

Il existe près d’une vingtaine de zones de pêche à l’oursin au Québec, dont cinq dites de conservation. La plus importante se trouve dans l’estuaire du Saint-Laurent. Il est notamment interdit de pêcher l’oursin plus d’une demi-heure avant le lever du soleil et plus d’une demi-heure après le coucher de soleil. Un maximum de cinq plongeurs par bateau est autorisé en tout temps. Quota total des prises : 135 tonnes. Taille minimale de la coquille, sans les piquants : 50 millimètres.

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L’oursin vert, qui vit de 7 à 10 ans, racle la roche avec ses cinq petites dents pour se nourir des fines algues qui y poussent. Il gruge aussi les grandes algues, comme les laminaires.

Source : Pêches et Océans Canada

« Peuple de la belle rivière »

La Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk, autrefois appelée Première Nation malécite de Viger, est la seule Nation Wolastoqey en territoire québécois. Six autres Nations Wolastoqey se trouvent au Nouveau-Brunswick. Après la perte des terres de la réserve de Viger en 1869, la communauté s’est dispersée sur les territoires du Québec, du Canada et des États-Unis.

Aujourd’hui, la Première Nation possède une petite terre de réserve à Cacouna, au Bas-Saint-Laurent, et les membres forment une diaspora, répartie sur tout le territoire québécois et au-delà. Depuis 2018, le nombre de membres est passé de 1650 à 2155, selon le rapport annuel de la Première Nation en 2023. Il s’agit d’une augmentation de 30 % en cinq ans. Cette hausse s’explique notamment par des modifications à la Loi sur les Indiens, en 2017, à la suite d’une décision de la Cour supérieure qui a corrigé certaines inégalités fondées sur le sexe. Wolastokuk signifie Malécites, « peuple de la belle rivière ».

Source : site de la Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk