Des groupes de citoyens ont adopté une nouvelle stratégie dans le but de protéger des milieux naturels. Ils font appel à des firmes de biologistes afin de contester les rapports des experts embauchés par des promoteurs immobiliers. Résultat ? Des conclusions diamétralement opposées qui soulèvent des questions sur les autorisations délivrées par le gouvernement du Québec.

Protection du boisé Rousseau : une victoire citoyenne à Pincourt

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Le boisé Rousseau, à Pincourt

Comment sauver un boisé sans manifestation ni pétition ? Des citoyens de Pincourt, au sud-ouest de Montréal, ont choisi la voie de l’information en engageant leurs propres experts pour contester un projet de lotissement résidentiel. Leurs efforts ont porté leurs fruits.

Le boisé Rousseau, à Pincourt, appartient dorénavant à la petite municipalité de 15 000 habitants. À l’automne 2022, la Ville a racheté les derniers lots du boisé d’une superficie de 41 700 mètres carrés pour une facture totale de 4,3 millions de dollars.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

À l’origine de cette décision, une étude commandée par la Ville de Pincourt à la firme WSP afin de réaliser « une caractérisation biologique complète » du boisé Rousseau. Dans un rapport qui fait près de 200 pages, les biologistes de WSP relèvent la présence de sept espèces floristiques et de cinq espèces fauniques à statut particulier. Ils concluent que « plus de 87 % de la zone d’étude présente une valeur écologique élevée ».

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Denise Goudreau, Marielle Clément, Steve Perry et Carole Reed, membres de l’organisme Pincourt vert

Pincourt a mandaté la firme WSP après que des citoyens ont payé de leur poche un premier rapport confirmant la richesse du boisé – contrairement au rapport commandé par le promoteur. Sans l’action des citoyens, le boisé aurait fort probablement été détruit.

L’acquisition du boisé Rousseau n’était en effet pas dans les plans de la Ville, cinq ans plus tôt. Pincourt appuyait alors un projet de lotissement mené par l’homme d’affaires David Benatar. Projet qui a également obtenu le feu vert du ministère québécois de l’Environnement, en 2017.

Le sort du boisé Rousseau semblait alors scellé, mais c’était sans compter sur la pugnacité d’un groupe de citoyens.

En juin 2018, deux citoyennes représentant l’organisme Pincourt vert, Carole Reed et Shelagh McNally, mandatent une firme de biologistes, TerraHumana Solutions, afin de réaliser une étude de caractérisation biologique du boisé Rousseau. Plusieurs citoyens remettent en question les conclusions des experts du promoteur.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Le boisé Rousseau, à Pincourt

L’équipe de TerraHumana rapporte la présence de plusieurs espèces menacées et conclut que le boisé Rousseau présente « une grande diversité d’espèces botaniques ». Les biologistes recommandent aussi que des inventaires soient effectués au printemps et à l’été 2019 pour mieux évaluer la valeur écologique du boisé.

Or, le rapport soumis en 2016 par le promoteur David Benatar au ministère de l’Environnement indiquait qu’« aucune espèce en situation précaire n’a été relevée au cours de l’inventaire conduit à la fin du mois d’août ». Le document préparé par le Groupe de recherche et d’études en biostatistique et en environnement (G.R.E.B.E.), une firme privée mandatée par le promoteur, était basé sur deux visites effectuées au boisé Rousseau le 26 avril et le 30 août 2016. La première était consacrée à l’inventaire faunique et la deuxième, à l’inventaire floristique.

Des failles déjà identifiées

Ces failles avaient déjà été identifiées par l’analyste chargé d’étudier le dossier à l’ancien ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), et ce, avant même que WSP ne soit mandatée par la Ville de Pincourt.

« Il est à noter que les résultats fauniques inscrits au rapport produit par la firme G.R.E.B.E. inc. sont basés sur une seule journée d’inventaire, soit le 26 avril 2016. Aucun protocole standardisé n’a été suivi lors des inventaires fauniques pour la faune aviaire, les reptiles, les amphibiens et les mammifères », écrit le biologiste du MFFP, Jean-Sébastien Messier.

« Le manque de rigueur dans les inventaires fauniques fait en sorte qu’il est difficile d’évaluer précisément les impacts sur la faune vu la faible représentativité des données », ajoute-t-il. Il conclut que « le fait qu’il s’agisse du dernier îlot boisé dans un environnement fortement urbanisé nous amène à le considérer comme un habitat de haute valeur écologique et important pour la faune, faute d’inventaire adéquat ».

Malgré cet avis défavorable, le ministère de l’Environnement a tout de même délivré une autorisation en septembre 2017.

Le président de la firme G.R.E.B.E., Mario St-Georges, a indiqué à La Presse qu’il ne voulait pas commenter le dossier. « Nous, on a fait une étude écologique, et les observations et conclusions de notre étude s’y trouvent. Je n’ai pas de commentaires à ajouter là-dessus, je ne commenterai pas », a-t-il déclaré.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Denise Goudreau, Carole Reed, Steve Perry et Marielle Clément sont membres de l’organisme Pincourt vert.

Si notre groupe de citoyens n’avait pas payé [5000 $] pour le rapport de TerraHumana, la forêt serait maintenant le site de 45 maisons.

Carole Reed, de l’organisme Pincourt vert

Au total, les dépenses de Pincourt vert se sont élevées entre 15 000 $ et 17 000 $ pour sauver le boisé, souligne Mme Reed.

Pour Shelagh McNally, l’étude réalisée par TerraHumana a été déterminante pour faire pencher la balance. « Nous avons demandé que les deux rapports soient examinés et comme le rapport du promoteur et notre rapport étaient si opposés, la Ville n’a eu d’autre choix que de faire son propre rapport. »

Selon Mme McNally, plusieurs membres du conseil municipal étaient alors convaincus à 100 % que la forêt n’était qu’un marécage sans valeur. « On nous a dit que l’étude de WSP serait de l’argent gaspillé. Certains d’entre eux ont été surpris par les résultats de leur propre rapport. Il est devenu évident que le rapport du promoteur était biaisé et que le certificat n’aurait jamais dû être délivré. »

Des groupes de citoyens de mieux en mieux organisés

Marie-Ève Maillé, chargée de cours à l’UQAM et à l’Université de Sherbrooke et spécialiste des questions d’environnement et d’acceptabilité sociale, n’est pas surprise de voir des groupes de citoyens aussi déterminés. Les groupes de citoyens sont de plus en plus organisés et « se donnent les moyens de participer au débat », estime-t-elle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Ève Maillé, chargée de cours à l’UQAM
et à l’Université de Sherbrooke et spécialiste des questions d’environnement et d’acceptabilité sociale

« On reproche souvent aux citoyens d’avoir un discours basé sur des opinions et non des faits. Les groupes de citoyens ont compris ça. Ils mettent de l’argent maintenant dans des expertises ou consultent des bureaux d’avocats. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jérôme Dupras, professeur au département des sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais

Une tendance que confirme Jérôme Dupras, professeur au département des sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais et spécialiste de l’évaluation économique des services écosystémiques. Avec Christian Messier (UQAM) et Andrew Gonzalez (McGill), deux professeurs de biologie réputés, M. Dupras pilote aussi Habitat, une firme spécialisée dans l’évaluation des milieux naturels, fondée en 2017.

« Dans le contexte actuel, la vigie citoyenne et le travail des ONG sont super importants », dit-il. Et ils sont de plus en plus nombreux à réclamer l’aide de professionnels. « On doit régulièrement refuser des projets. On reçoit de trois à quatre demandes par semaine de groupes de citoyens qui veulent qu’on les aide. »

Quatre autres projets contestés

« Quand on veut confronter des promoteurs, des villes, le gouvernement, nous ne sommes pas de taille. Ils ont tellement plus de ressources ! La seule façon de faire pour espérer faire bouger les choses, c’est d’embaucher nous aussi des experts », estime John Jennings Corker, qui milite au sein de l’organisme Nature Hudson. La Presse a répertorié quatre projets où des groupes de citoyens ont adopté une telle stratégie.

La saga du grand parc de l’Ouest

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Parc-nature de l’Anse-à-l’Orme, à Pierrefonds-Roxboro

En 2016, une équipe dirigée par Jérôme Dupras, mandatée par des citoyens et la Fondation David Suzuki, a réalisé une évaluation écologique du secteur de l’Anse-à-l’Orme, à Pierrefonds-Roxboro. Un milieu naturel d’environ 185 hectares qui est l’objet d’une intense lutte entre citoyens et promoteurs depuis plusieurs années.

Au cœur du débat, un projet appelé Cap Nature de Grilli Développement et d’autres promoteurs qui prévoit la construction de 5500 unités d’habitation.

Le rapport remis à la Fondation David Suzuki mentionne « la présence d’au moins 11 espèces fauniques, menacées, vulnérables ou susceptibles d’être désignées ». On a aussi repéré neuf espèces d’oiseaux à statut, et trois espèces considérées comme localement rares, et au moins neuf espèces végétales à statut.

On recommande de mettre en place « des mesures de protection de ce territoire pour l’ensemble de sa biodiversité ». En entrevue avec La Presse, Jérôme Dupras affirme que la zone où l’on prévoyait un lotissement résidentiel est « le plus important secteur de biodiversité de l’île de Montréal ».

Or, selon M. Dupras, les différentes évaluations qui avaient été soumises indiquaient plutôt que le secteur présentait un faible intérêt écologique.

Dans un rapport transmis en 2017 à l’ancien maire de Montréal Denis Coderre au sujet de l’avenir du secteur Pierrefonds-Ouest, l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) écrit d’ailleurs que « l’approche de conservation des milieux naturels et de construction résidentielle du secteur Pierrefonds-Ouest […] est largement contestée. Fondamentalement, elle n’est acceptée que par les propriétaires fonciers et promoteurs, de même que par les experts-conseils qui ont travaillé au projet Cap Nature ».

La Ville de Montréal a finalement acheté 140 hectares de terrain au promoteur Grilli Développement, en 2019, afin de l’inclure dans son projet de grand parc de l’Ouest.

Sandy Beach : un écosystème forestier exceptionnel ?

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le projet Sandy Beach, à Hudson, est situé dans un secteur abritant plusieurs espèces menacées et des écosystèmes rares, selon TerraHumana.

À Hudson, un groupe de citoyens veut protéger le secteur Sandy Beach, qui abrite plusieurs espèces menacées et un écosystème rare, selon TerraHumana, une firme de biologistes embauchée par les citoyens.

Le promoteur, Nicanco Holdings inc., détient depuis mars 2014 un certificat d’autorisation lui permettant de remblayer des milieux humides pour un projet de lotissement à Sandy Beach, situé en bordure de la rivière des Outaouais.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Elizabeth Buchanan, Camillo Gentile, Hélène Ladouceur et Adrian Burke, membres du Regroupement pour la protection de Sandy Beach

Selon les conclusions de la firme AECOM Tecsult, retenue par le promoteur, « aucune espèce floristique ou faunique désignée menacée ou vulnérable n’a été répertoriée sur le site du projet ». Un rapport soumis en 2010 conclut également qu’il n’y a « aucun peuplement forestier d’intérêt sur le site du projet ».

Le rapport de TerraHumana réalisé en 2021 signale pourtant la présence « d’arbres anciens de grand diamètre et des peuplements de frênes noirs, menacés au niveau fédéral, qui semblent avoir une certaine résistance à l’agrile du frêne ».

Selon TerraHumana, le secteur pourrait se qualifier comme écosystème forestier exceptionnel (EFE), un statut octroyé par Québec aux forêts rares ou encore celles qui abritent des espèces menacées ou vulnérables.

Invitée à commenter le rapport de TerraHumana, la firme AECOM Tecsult n’a pas donné suite aux demandes de La Presse.

Une étude avec « des lacunes importantes » à Saint-Joseph-du-Lac ?

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

À Saint-Joseph-du-Lac, Groupe l’Héritage inc. a obtenu une autorisation ministérielle en avril 2022 pour remblayer des milieux humides, en échange d’une compensation de près de 30 000 $.

À Saint-Joseph-du-Lac, Groupe l’Héritage inc. a obtenu une autorisation ministérielle en avril 2022 pour remblayer des milieux humides, en échange d’une compensation de près de 30 000 $.

Deux évaluations écologiques réalisées pour le promoteur par la firme Horizon multiressource, en 2009 et 2017, indique qu’aucune espèce faunique ou floristique « menacée, vulnérable ou susceptible d’être ainsi désignée n’a été observée lors des inventaires ».

Un autre rapport préparé cette fois-ci en avril 2021 par la firme Stantec pour le Groupe l’Héritage conclut que le projet ne touche pas d’espèce floristique menacée ou vulnérable.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Jean Baril et Sylvie Clermont, de Saint-Joseph-du-Lac, font partie du regroupement Regarde Citoyen.

Or, dans un rapport commandé en 2021 par un groupe de citoyens de Saint-Joseph-du-Lac, les biologistes de la firme TerraHumana affirment avoir observé plusieurs espèces menacées et concluent que « l’étude menée par Horizon multiressource contient des lacunes importantes, car elle ne fait aucune mention des trois espèces à statut précaire que nous avons identifiées durant notre visite le 30 septembre et qui étaient sûrement présentes en 2009 et 2017 ».

De plus, selon TerraHumana, les résultats des inventaires ne sont pas fiables, car ils ont été menés tard dans la saison estivale, alors qu’il est difficile d’observer plusieurs espèces.

Horizon multiressource et la firme Stantec n’ont pas donné suite aux demandes d’entrevues de La Presse.

La bataille pour sauver le boisé des Hirondelles

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le boisé des Hirondelles, à Saint-Bruno-de-Montarville

En mai 2011, une citoyenne de Saint-Bruno-de-Montarville, Catherine Mondor, accompagne deux biologistes réputés, Tanya Handa et Daniel Gagnon, pour réaliser un inventaire écologique du boisé des Hirondelles.

Le secteur est menacé par un projet de lotissement proposé par le sénateur Paul Massicotte. Le promoteur a fait préparer deux études afin d’obtenir un certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement. Un rapport de la firme Dimension environnement, en mars 2008, et un autre de SNC-Lavalin, en avril 2011, mentionnent qu’il n’y a pas d’espèces menacées dans le boisé.

Or, dans un rapport transmis le 23 mai 2011 au ministère de l’Environnement, les biologistes Handa et Gagnon affirment le contraire : ils ont répertorié sur les lieux plusieurs plants de ginseng à cinq folioles, une espèce menacée au Québec.

Le Ministère demandera alors au promoteur de procéder à des caractérisations supplémentaires du site. Dans son rapport préparé en septembre 2012, la firme Biome Environnement confirme la présence du ginseng à cinq folioles.

Fait à noter, la Cour supérieure écorche SNC-Lavalin dans une décision rendue quelques jours avant le dépôt du rapport de Biome Environnement. Dans une affaire où elle doit décider si elle accorde ou non une injonction afin de forcer le promoteur à stopper son projet, la juge Nicole Gibeau prend note des rapports contradictoires déposés au ministère de l’Environnement.

« Le Tribunal estime que la firme SNC-Lavalin n’a peut-être pas été en mesure de répertorier cette espèce menacée sur le site puisque son observation a eu lieu avant les premières floraisons printanières », écrit-elle.

En savoir plus
  • 365 hectares
    Dans une zone de 365 hectares, du secteur de l’Anse-à-l’Orme, il était prévu de protéger 180 hectares et de permettre le lotissement sur les 185 hectares restants.
    Source : Évaluation écologique de l’ouest du territoire de Pierrefonds-Roxboro
    3
    Dans le secteur Sandy Beach, la firme TerraHumana dit avoir observé une espèce en voie de disparition, une autre en danger critique d’extinction et une espèce vulnérable « au cours d’une seule matinée d’enquête ».
    Source : rapport de TerraHumana (2021)