Une femme dans la cinquantaine appelle pour se plaindre du bruit que font les voisins. À l’arrivée des policiers, la femme est bien mise et semble parfaitement en santé. Elle détient un bon emploi. Sauf que les murs et les plafonds de l’appartement sont entièrement tapissés de papier aluminium. Dans sa chambre, le plafond a été recouvert de liège et des poêles en fonte sont disposées près des oreillers.

Ses voisins, explique-t-elle aux policiers, font un bruit infernal et « l’attaquent avec des ondes ». D’où ce décor, qui vise à la « protéger ». Elle vient de déménager et ces voisins bruyants l’ont malheureusement suivie. Elle veut porter plainte. Manifestement, cette femme a un état mental perturbé. Mais elle n’est pas dangereuse pour elle-même ni pour les autres.

Cet appel, qui date de quelques années, est bien réel. Celui qui le relate l’a lui-même reçu : Pier-Luc Paquet, qui agit maintenant à titre de sergent affecté au programme immersion, travaillait à l’époque comme patrouilleur au poste de quartier 39, à Montréal-Nord. Sa question aux 20 recrues : que faites-vous avec un tel appel ? Les jeunes recrues sont un peu prises de court. La réponse ? « Il faut essayer de l’emmener chez un médecin sans la faire exploser. » Une heure et demie de travail pour le patrouilleur.

La maladie mentale constitue la racine de plus de la moitié des appels reçus annuellement par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), évalue la policière Julie Bérubé, qui est conseillère en matière de santé mentale pour la direction du SPVM. Le chiffre n’est pas officiel, puisqu’il est impossible de comptabiliser avec précision la nature des appels reçus.

Ça peut rentrer comme une plainte de bruit, et le patrouilleur se rend là, et c’est un cas de santé mentale.

Julie Bérubé, policière

Le chiffre de 50 % est basé sur des évaluations de patrouilleurs. « Ce qui est certain, c’est que ça a grimpé en flèche depuis 10 ans », dit Mme Bérubé.

En 2022, à la demande d’un coroner, Mme Bérubé a dénombré 12 000 rapports d’incident évoquant des interventions auprès de personnes présentant un état mental perturbé. « Et quand le policier prend la peine de créer un rapport d’évènement, c’est que c’est significatif. » Mais ce chiffre est encore bien partiel, précise la porte-parole du SPVM, Anik de Repentigny, puisque les prévenus présentant des troubles mentaux sont exclus de ce calcul si un crime a été commis. Le rapport est alors enregistré avec le code du crime commis.

Une crise, c’est quoi ?

En répondant à un tel appel, les policiers doivent constamment surveiller leur sécurité, rappelle Valérie Courtemanche, de l’Équipe de soutien aux urgences psychosociales (ESUP), qui vient, en brigade mixte avec des intervenants sociaux, soutenir le travail des policiers dans des cas de troubles mentaux. L’équipe a fait 4500 interventions en 2022.

Prenez cette personne, couchée sur son lit depuis trois jours, qui ne s’alimente plus et ne prend plus sa médication. Son frère a appelé le 911. « Est-ce que cette personne-là est en crise ? », demande-t-elle aux recrues. Peu de jeunes policiers répondent par l’affirmative.

« Oui, cette personne-là est en crise. Et elle peut être très dangereuse. Elle correspond au profil des appels que j’ai eus où ça a le plus brassé, y compris une personne contre qui on a utilisé trois fois le taser et qui était encore debout. Crise ne veut pas nécessairement dire agitation. Attention, quand vous allez mettre la main sur lui, il est fort possible qu’il explose. »

L’explosion. C’est ce que craignent le plus les policiers. Rappelons une statistique : huit personnes sur dix abattues par la police au cours des dernières années présentaient les signes d’un état mental dérangé.

« Je regarde par la fenêtre, et il y avait trois voitures devant ma maison. Ça fait peur. Dites-vous que pour quelqu’un qui est en crise, cette peur est multipliée par mille. Non seulement ça peut augmenter la crise, mais ça peut amener le passage à l’acte », explique aux jeunes policiers l’animatrice Varda Étienne, atteinte de bipolarité et d’un trouble de la personnalité limite.

Lors d’une crise majeure, l’intervention calme et posée du policier Michel Dubeau a fait toute la différence dans son cas, relate l’animatrice. « Le souvenir que je garde de cette rencontre, c’est que je n’étais pas en présence d’un policier, mais d’un homme bienveillant. S’il avait eu une autre attitude, ça aurait pu très mal se passer », dit-elle aux recrues.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Varda Étienne

Le premier cinq secondes va être déterminant pour savoir comment votre intervention va se passer.

L’animatrice Varda Étienne, atteinte de bipolarité et d’un trouble de la personnalité limite

« Juste rentrer ici, j’avais peur, renchérit le cinéaste Réal Junior Leblanc, d’Uashat-Mani-Utenam, venu lui aussi donner une conférence aux recrues au quartier général du SPVM. Encore aujourd’hui, j’ai un peu peur des voitures de police. La voiture, c’est le mur métallique. Promenez-vous à pied. Il faut avoir un contact humain. On va vous faire des jokes. Si vous n’embarquez pas, on va dire : c’est pas un rieur, lui. » M. Leblanc a eu des problèmes majeurs de toxicomanie dans le passé, des épisodes de délinquance, des séjours en prison.

Au centre de crise L’autre maison, dans le sud-ouest de Montréal, les recrues en visite constatent l’état de délabrement mental de certains bénéficiaires. Telle cette usagère, assise à table, le regard fixe, à peu près incapable d’échanger avec quiconque. Elle est plongée dans une crise suicidaire.

Ou encore cette bénéficiaire ukrainienne, qui a fui la guerre avec son chien. Le centre de crise l’héberge exceptionnellement depuis des semaines. « Sans cet endroit, je n’aurais pas survécu », dit-elle. La jeune femme souffre de stress post-traumatique majeur.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Isabelle Ferland, directrice du centre de crise L’autre maison

Quand on a vécu la guerre, on a besoin d’un break.

Isabelle Ferland, directrice du centre de crise L’autre maison

Mme Ferland a 35 ans d’expérience dans l’intervention avec des gens en crise. Schizophrénie, psychoses, bipolarité, dépression, tentatives de suicide, elle a tout vu. Elle reçoit les jeunes policiers « dans l’espoir de changer leur regard sur les personnes atteintes de maladie mentale pour qu’ils aient une approche moins répressive », dit-elle.

« C’est possible de leur parler… c’est ce qu’on fait ici au quotidien ! »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Mardi, les recrues ont toutes reçu un appel du commandant qui dirige le poste de quartier où elles seront affectées à partir de lundi. Les jeunes policiers ont émis leurs préférences ; la plupart désiraient aller dans un poste où « ça brasse ». La majorité des recrues de la 102cohorte ont été affectées dans des postes de l’ouest de Montréal.