(Quellón, île de Chiloé, Chili) Des accidents de travail mortels par dizaines
Le gros navire bleu, rouge et jaune est amarré au quai, derrière l’usine de l’entreprise Aqua Chile, déchargeant ses dizaines de milliers de saumons vivants, provenant de filets situés dans les environs.
Un autre navire attend son tour, un peu en retrait.
« En ce moment, c’est 24 heures sur 24 », précise Luis Cuevas, expliquant que la fin de l’hiver austral et le printemps qui suit constituent « la période forte » pour l’industrie du saumon au Chili.
L’homme est représentant d’un des syndicats de travailleurs de l’usine de transformation de la ville de Quellón d’Aqua Chile et directeur de la fédération des travailleurs du saumon de la ville.
Quellón est le cœur de l’industrie dans l’île de Chiloé : cinq usines de transformation se concentrent dans le secteur industriel de la ville, San Antonio, dont celle d’Aqua Chile, « l’une des plus grosses d’Amérique du Sud », indique le syndicaliste.
Des milliers de travailleuses et de travailleurs y abattent, étêtent, éviscèrent et lavent des poissons qui sont ensuite expédiés un peu partout dans le monde, principalement aux États-Unis, ainsi qu’au Canada.
« C’est très exigeant, il faut travailler dans le froid, et l’industrie du saumon n’est pas très bienveillante pour les travailleurs », indique M. Cuevas, qui montre les installations à La Presse à partir de la rue.
Deux représentants des ressources humaines de l’entreprise arrivent dans l’entrefaite et questionnent Luis Cuevas sur la raison de sa présence aux abords de l’usine avec des étrangers.
Les deux hommes reprochent ensuite à mots couverts à La Presse de ne pas s’être annoncée, avant d’affirmer qu’ils ignoraient pourquoi la direction n’avait pas donné suite à nos demandes de visite et d’entrevue.
L’atmosphère est tendue, le syndicaliste se sent intimidé, mais il a l’habitude, dira-t-il plus tard.
Les deux hommes, qui disaient être passés par hasard en « s’en allant en ville », remontent dans leur voiture et font demi-tour pour retourner à l’usine.
Faibles salaires, forte mortalité
Le salaire de base dans l’industrie du saumon oscille autour de 420 000 pesos (597 $) par mois, pour 45 heures de travail, mais peut grimper à 650 000 pesos (925 $) avec les bonis et les heures supplémentaires, indique Luis Cuevas.
Cette rémunération est nettement inférieure à celle offerte dans les mines, l’autre principale industrie du Chili, fait valoir le syndicaliste.
Les femmes gagnent encore moins, ajoute-t-il, et elles n’étaient jusqu’à tout récemment pas autorisées à aller aux toilettes quand elles en avaient besoin.
« Maintenant, elles doivent s’organiser entre elles pour que la chaîne de production ne s’arrête pas », explique-t-il.
Mais le travail en usine n’est pas le pire, affirme Gustavo Cortes, représentant d’un des syndicats de travailleurs de l’usine de transformation de l’entreprise Río Dulce de Quellón et président de la fédération des travailleurs du saumon de Quellón.
Le travail en mer, parfois en zone isolée, est encore plus rude, dit-il, particulièrement pour les plongeurs de sous-traitants affectés à l’enlèvement des poissons morts dans les filets et à la maintenance des infrastructures sous-marines.
Au cours des 18 dernières années, 44 plongeurs travaillant dans l’industrie du saumon sont morts, selon l’industrie, tandis que les syndicats et groupes environnementaux évoquent plutôt 72 morts en incluant d’autres travailleurs et travailleuses.
C’est sans compter les travailleurs qui ne meurent pas lors d’accidents, mais qui en conservent des séquelles permanentes, déplore M. Cortes.
La plus récente tragédie est survenue en août dernier ; une jeune femme plongeuse est morte dans une installation salmonicole de la région de Magallanes, dans le sud du pays, et deux de ses collègues ont été gravement blessés.
Les « saumons de sang »
Les nombreuses pertes de vie dans l’industrie milliardaire du saumon chilien ont mené l’organisation Ecocéanos à organiser une campagne de boycottage aux États-Unis, principal marché d’exportation du Chili. Une campagne intitulée « Saumons de sang », en référence aux diamants de sang qui ont alimenté des guerres mortelles en Afrique.
« Il faut [que les consommateurs puissent] différencier le saumon du Chili de celui d’ailleurs », explique Juan Carlos Cárdenas, membre de l’organisation et vétérinaire spécialiste des mammifères marins à l’Université du Chili.
C’est l’une des grandes peurs des entreprises d’ici : que ça se sache, chez vous, comment ça se passe.
Luis Cuevas, directeur de la fédération des travailleurs du saumon de Quellón
« Il y a eu 72 morts et aucune entreprise n’a été sanctionnée, s’indigne Juan Carlos Cárdenas. La vie des travailleurs vaut moins que celle du saumon. »
L’industrie « regrette profondément » les pertes de vies humaines et travaille à les réduire, affirme Monica Cortes, responsable des affaires juridiques du Conseil du saumon du Chili, l’unique représentante de l’industrie qui a accepté de répondre aux questions de La Presse.
Elle plaide toutefois que les plongeurs et plongeuses travaillent pour des sous-traitants et peuvent ainsi offrir leurs services à différents producteurs de saumons sans respecter les périodes de repos requises entre deux plongées.
Les cinq entreprises membres du Conseil du saumon ont mis en place en août 2021 un registre commun pour éviter ce type de situation, mais ces entreprises représentent une infime partie de l’industrie.
« On ne peut pas forcer les [autres] entreprises à mettre en place un registre, indique Mme Cortes, ça doit venir des autorités. »
Une île transformée
Les fruits de mer n’abondent plus comme avant depuis que les salmoneras se sont multipliées, estiment de nombreux Chilotes, les habitants de Chiloé.
« Il y en a de moins en moins », constate Arsenia Cumin Nawelkin, croisée au petit matin sur la grève de Queilén, sous une petite bruine, alors qu’elle venait de récolter moules, couteaux et palourdes en compagnie de son amie Lidia Cárdenas.
Ces mariscadoras, des femmes qui récoltent les fruits de mer, sont d’ailleurs elles-mêmes de moins en moins nombreuses, précisent les deux femmes, qui s’apprêtaient à cuisiner des empanadas avec leur récolte.
« On fait attention à bien les faire bouillir, à bien les cuire », précisent-elles, préoccupées par la pollution causée par l’industrie salmonicole.
« Les fermes piscicoles ont été installées sur des bancs naturels de fruits de mer, ils sont très proches du bord de côte », constate également Clara Chiguay Teiguel, cheffe spirituelle de la communauté autochtone Mapuche Kechalen de Queilén.
Cette communauté milite pour la protection du territoire et la récupération de terres au bord de l’eau, dont elle a été privée historiquement.
Les Espagnols nous ont colonisés sur nos terres, l’industrie du saumon fait maintenant pareil dans la mer.
Jaime Velasquez, président de la communauté Kechalen de Queilén
« Notre objectif est de récupérer des terres pour récupérer nos savoirs et nos connaissances ancestraux », explique la cheffe, coiffée d’un chiñeto, un bandeau affichant une étoile à sept pointes, représentant sept éléments de la nature.
Macabre « marée rouge »
Les Chilotes ont soudainement pris conscience de l’impact de l’industrie du saumon sur leur île lors de la gigantesque « marée rouge » d’algues toxiques de 2016, qui a causé la mort de milliers de tonnes de poissons, de crustacés et même de mammifères marins et paralysé l’île de Chiloé pendant des mois.
« Ç’a été comme une bombe », se souvient Juan Carlos Viveros, coordonnateur de l’organisation citoyenne Defendamos Chiloé (Défendons Chiloé).
La paralysie provoquée par la marée rouge a provoqué une colère populaire, notamment des pêcheurs privés de leur gagne-pain, mais aussi de la population générale, indignée de ce désastre environnemental.
« La France a eu Mai 68, ici, ç’a été le Mai 2016 des Chilotes », illustre M. Viveros, qui parle sans hésiter de « la révolte la plus importante de l’histoire du sud du Chili ».
C’est aussi à ce moment que l’organisation écologiste internationale Greenpeace a commencé à se pencher sur l’industrie du saumon, raconte Estefanía González, coordonnatrice de campagnes de l’organisation au Chili.
J’étais là, tout était mort sur la plage : des poissons, des crabes, des oiseaux, des dauphins ; il y en avait tellement qu’on n’était même pas capables de tout recenser.
Estefanía González, coordonnatrice de Greenpeace Chili
Elle rejette d’ailleurs les prétentions de l’industrie, qui attribuait aux changements climatiques et au phénomène climatique El Niño ce désastre écologique.
« Pas un seul scientifique n’est allé à Chiloé pour prendre un échantillon d’eau », lance-t-elle, affirmant que ce sont plutôt les résidus organiques générés par l’industrie qui ont décuplé l’ampleur de l’éclosion d’algues toxiques.
État « prosaumon »
La situation ne s’est guère améliorée depuis 2016, déplore Juan Carlos Viveros.
« Plusieurs évènements sont survenus : évasion de poissons, fuite de peinture, fuite de pétrole, des naufrages de bateau ou de quais de déchargement », énumère-t-il.
« Le problème, c’est que l’État est prosaumon ; il encourage l’industrie », regrette l’économiste qui travaillait auparavant pour la Ville d’Ancud — son implication dans la lutte contre l’industrie du saumon lui a toutefois coûté son emploi, tout comme son mariage, dit-il.
Estefanía González fait ce constat : pendant que les autorités environnementales « commencent à faire leur travail », le gouvernement fait des courbettes devant l’industrie, déplore-t-elle.
Ce qu’on voit n’est que la pointe de l’iceberg. Si l’État avait des moyens, les scandales seraient plus nombreux.
Estefanía González, de Greenpeace Chili
Les organisations écologistes et citoyennes ainsi que des syndicats de pêcheurs réclament l’arrêt de l’expansion de l’industrie salmonicole, sa sortie sans compensation des parcs nationaux et la révocation des permis des entreprises commettant des infractions environnementales.
« Nous avons de fabuleux poissons indigènes ici, alors si on veut développer la pêche, ça devrait être une option », suggère Mme Gonzalez.
Juan Carlos Viveros abonde dans le même sens, soulignant que les moules abondent autour de l’île de Chiloé, offrant une bonne occasion d’affaires.
« Chiloé pourrait être le premier producteur mondial de moules, s’exclame-t-il, mi-blagueur. C’est bien la preuve que le capitalisme ne fonctionne pas ! »
À lire demain :
Suite et fin de notre série : La Canadienne Cooke Aquaculture montrée du doigt
Ce reportage a réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.
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- 350 000
- Nombre de saumons tués chaque jour dans les cinq usines de transformation du secteur San Antonio de Quellón, à cette période de l’année
Source : Fédération des travailleurs du saumon de Quellón