Dans une étude qui n’a pas d’équivalent en Amérique du Nord, un groupe de chercheurs canadiens et américains en travail social a dénombré les dossiers d’enfants traités par la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) sur une période de 17 ans, afin de chiffrer le « risque » absolu qu’un enfant soit signalé aux services sociaux au Québec. Résultat : près d’un enfant québécois sur cinq est signalé à la DPJ, un sur dix est pris en charge par les services sociaux et un sur vingt est placé hors de son milieu familial.

Pour réaliser cette étude, les chercheurs ont pris l’ensemble des dossiers de DPJ des enfants québécois entre 2000 et 2017. Dans cette « matrice » de recherche, chaque enfant s’est vu attribuer un identifiant unique, afin de prévenir le décompte de signalements multiples pour un même enfant.

Les chercheurs ont ainsi voulu aller au-delà du constat annuel des directeurs de la protection de la jeunesse qui déplorent, année après année, une hausse des signalements au Québec. Comme un enfant peut être signalé ou pris en charge plusieurs fois par les services sociaux, ces bilans annuels ne parviennent jamais à faire le portrait global de la situation.

« On n’a pas travaillé avec des signalements, mais avec des enfants dont l’identité avait été anonymisée, explique le chercheur principal et professeur à l’École de travail social de l’Université de Montréal, Tonino Esposito. Et, contrairement à d’autres études, ce sont de vrais taux, pas des simulations. »

Les résultats montrent que plus de 18 % des enfants québécois sur la période de 2000 à 2017 ont fait l’objet d’un signalement à la DPJ. Dans une seconde étape, environ 16 % des enfants québécois, sur cette même période, ont vu leur signalement retenu. Dans le cas d’un enfant sur dix à l’échelle québécoise, on a jugé, après évaluation, que sa sécurité et son développement étaient mis en cause. Et finalement, dans le cas de plus de 5 % des enfants québécois sur cette même période, les faits ont conduit au placement à l’extérieur de son domicile.

Et ces interventions de la DPJ surviennent dès le début de la vie, souligne le chercheur.

De tous les bébés nés au Québec au cours d’une année, un sur 100 sera pris en charge par la DPJ dès sa première année de vie, et près d’un sur 200 sera placé en milieu substitut dès son année de naissance.

Tonino Esposito, auteur principal de l’étude et professeur à l’École de travail social de l’Université de Montréal

Un placement, dans cette étude, recouvre un large éventail de situations : l’enfant peut être placé seulement une journée hors de son domicile ou pendant des années. De plus, l’étude ne tient compte que des placements survenus après un premier signalement – et non de ceux survenus après plusieurs signalements. Le taux de placement global pourrait donc, dans les faits, être plus élevé.

L’étude a été publiée en décembre dernier dans les pages de l’International Journal Environmental Research and Public Health. Les huit chercheurs signataires sont issus de l’Université de Montréal, de l’Université McGill, de l’Université de Toronto, de l’Université du Manitoba, de l’Université du Michigan et de l’Institut universitaire sur les jeunes en difficulté.

Un taux semblable aux États-Unis

Peu d’études sur le sujet ont été réalisées en Amérique du Nord, qui pourraient permettre de comparer ces taux de prise en charge des services sociaux à ceux d’autres pays et, donc, d’évaluer la performance du Québec. Aux États-Unis, des chercheurs ont procédé à des simulations en se basant sur les données relevées pendant quelques années. Résultat : 12 % des enfants sont pris en charge par les services sociaux et 5,9 % sont placés.

Sauf qu’aux États-Unis, un pays où le soutien aux familles et les programmes sociaux sont infiniment moins généreux qu’au Québec, un certain pourcentage d’enfants ne sont pas dirigés vers les services sociaux, mais plutôt vers des organismes ou des ressources d’aide. « Il y a une sur-dépendance par rapport à la protection de la jeunesse au Québec », estime le chercheur.

En clair, trop de cas d’enfants se retrouvent dans la cour de la DPJ au Québec. « Aux États-Unis, un bon nombre de cas d’enfants ne se retrouvent jamais en protection de la jeunesse, dit M. Esposito. Ici, tout passe par la DPJ. »

L’étude démontre que pour la moitié de ces cas où la santé et la sécurité de l’enfant ont été jugées compromises au Québec, la négligence parentale était le principal facteur de risque.

Ces enfants ne sont pas maltraités ni agressés sexuellement, ils sont négligés, c’est-à-dire que leurs parents ne s’en occupent pas ou s’en occupent mal, à tel point que leurs besoins physiques et affectifs de base ne sont pas comblés.

Services aux familles

Pour Assunta Gallo, directrice de la protection de la jeunesse au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, ces résultats sont « préoccupants », mais aussi éclairants sur la voie à suivre pour s’améliorer.

Il faut que la protection de la jeunesse redevienne une loi d’exception. C’est devenu une porte d’entrée pour des services. Il faut corriger la trajectoire du pendule.

Assunta Gallo, directrice de la protection de la jeunesse au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Il y a plus de deux ans, la commission dirigée par Régine Laurent en était arrivée à peu près aux mêmes constats.

Le Québec a des succès incontestables à son actif, souligne Tonino Esposito. « À l’échelle de l’Amérique du Nord, on peut dire que le Québec a réduit considérablement les inégalités. On a le taux de pauvreté infantile le plus bas à travers le Canada. »

Il faut maintenant cibler les familles à risque et agir en intervention sociale comme on agit avec les patients atteints d’une maladie chronique dans un hôpital, avec un concept d’intervenant-pivot, croit-il. « Les services existent. Mais il faut avoir une réflexion sur l’accessibilité. On ne fait pas que diriger la famille vers des services, il faut s’assurer que la famille les reçoive. »

Lisez l’étude (en anglais)