Les enfants retirés à leurs parents et placés dans le Grand Nord du Québec sont déplacés 20 fois en moyenne avant leur majorité, révèle un document de la protection de la jeunesse locale qui trace un portrait troublant de la crise sociale qui y sévit.

Toutes proportions gardées, le Nunavik compte 10 fois plus d’enfants en famille d’accueil que l’ensemble du Québec et les services sociaux doivent intervenir d’une façon ou d’une autre dans la vie de 6 fois plus d’enfants, selon la même source.

La Presse a révélé jeudi les résultats d’une étude démontrant que la DPJ est impliquée dans la vie de beaucoup plus d’enfants qu’on ne l’imaginait précédemment. Et le Nunavik est un des endroits où la situation est la plus dramatique. Les comparaisons sont toutefois compliquées par le fait que les chiffres des chercheurs évoqués jeudi concernaient l’ensemble du parcours des enfants, alors que les chiffres du document du Nunavik concernent précisément l’année 2022-2023.

  • En 2022-2023, 17 % des enfants du Nunavik sont pris en charge par la protection de la jeunesse (contre 2,64 % au Québec)
  • En 2022-2023, 10 % des enfants du Nunavik sont placés par la protection de la jeunesse (contre 1 % au Québec)

Source : présentation de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN) à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ)

L’ampleur de la crise et l’instabilité dans la vie des enfants inuits placés sont « extrêmement catastrophiques », tonne André Lebon, un ex-membre de la commission Laurent qui travaille pour les services sociaux du Grand Nord. « Catastrophique pour le sentiment d’appartenance et pour le développement des liens d’attachement. »

« Cette instabilité-là actuellement est un phénomène particulier au Nord, qui est lié au contexte social », a ajouté M. Lebon, un vétéran de la protection de la jeunesse.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Le manque de personnel dans le Grand Nord fait qu’« on se concentre sur les crises, sur les situations d’urgence », souligne André Lebon, vétéran de la protection de la jeunesse.

C’est lui qui a rédigé le document obtenu par La Presse, en vue d’une présentation tenue cette semaine avec des représentants de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) en visite au Nunavik.

Son objectif : faire comprendre que les services sociaux du Nunavik sont complètement submergés de travail et exercent leurs activités dans un contexte social dégradé. Les cas troublants d’enfants mal pris en charge doivent être contextualisés, a souligné M. Lebon.

« Il y a une pénurie de personnel qui fait que les deux DPJ ont travaillé cette année avec moins de 50 % de leurs effectifs à la grandeur de l’année », a-t-il dit en entrevue. « Ce que ça veut dire, c’est que ce sont des familles et des enfants qui devraient être suivis et qui ne le sont pas. En ce moment, en protection de la jeunesse, on se concentre sur les crises, sur les situations d’urgence. On essaie de ne pas échapper les crises. On met nos énergies là-dessus. »

Tension entre stabilité et lien culturel

Selon les données rendues publiques dans le document, un jeune placé au Nunavik subira « 19,85 déplacements par enfant dans 10,85 familles différentes » jusqu’à sa majorité. En comparaison, les enfants placés hors territoire obtiennent une « stabilité dans une seule famille à 90 % ».

Cette différence illustre bien la tension entre recherche de stabilité pour les enfants placés et nécessité – prévue par la loi – de protéger leurs liens culturels.

M. Lebon souligne qu’il est extrêmement important pour les enfants inuits de garder un lien avec leur communauté d’origine. Mais la pénurie criante de logements, le manque de services de première ligne et l’absence de service de garderie fiable dans certains villages découragent les parents d’accueil locaux de garder les enfants à long terme. D’où le délétère jeu de chaises musicales auquel les mineurs vulnérables sont soumis.

« Un logement, c’est en général pensé pour une famille, admettons de 5 ou 6 personnes. Et là, les logements sont surpeuplés avec des fois 2 ou 3 familles », a-t-il décrit. Les résidants sont donc hésitants à accueillir un enfant en plus. Et si « votre beau-frère revient d’être libéré à la suite d’une peine de prison pour agression sexuelle, qu’il n’a pas de place où loger et qu’il s’en vient vivre chez vous, [la DPJ va être obligée] de sortir les enfants de cette famille-là ».

Les « coûts liés à la distance et l’isolement », « toujours pas reconnus par le ministère de la Santé et des Services sociaux », compliquent encore les choses, indique le document.

« Très inquiétant »

« C’est très inquiétant de voir que les déplacements sont aussi fréquents pour ces enfants-là dans ces communautés-là », a jugé Sonia Hélie, professeure associée à l’École de travail social de l’Université de Montréal et spécialiste des services sociaux.

« Chaque fois qu’un enfant est déplacé, il doit refaire des liens avec un nouveau lieu d’accueil. Il doit faire un deuil du lieu d’accueil où il était avant, a-t-elle dit en entrevue téléphonique. Il doit créer de nouveaux liens avec le nouveau lieu d’accueil. Des fois, ça implique une nouvelle école, un nouveau milieu, de nouvelles règles familiales. Chaque fois, on met une pression sur le jeune pour qu’il s’adapte. Ce sont des jeunes qui ont déjà vécu leur lot de difficultés dans leur milieu d’origine. »

La littérature scientifique a même montré qu’une instabilité dans la vie d’un enfant peut avoir des impacts des décennies plus tard.

« Ça peut avoir un impact sur son adaptation, sur le taux de criminalité à l’âge adulte, sur son statut d’emploi plus tard », a ajouté Mme Hélie.


Makivik, qui représente les intérêts des Inuits du Nunavik, n’a pas rappelé La Presse.

L’organisation « continuera à travailler pour rompre avec un système de protection de la jeunesse qui a laissé tomber les enfants et les jeunes inuits », a-t-elle indiqué sur les réseaux sociaux mercredi, après sa rencontre avec la CDPDJ. « Makivik souligne l’importance de garder les enfants inuits avec leurs familles et communautés au Nunavik. »