L’heure est grave en matière de protection de la jeunesse. Le nombre de dossiers a explosé au point où les délais légaux ne sont plus respectés devant les tribunaux, s’alarme la bâtonnière du Québec. Résultat, dit-elle : des enfants en paient le prix. Elle exhorte le gouvernement Legault à s’attaquer à cette crise « gravissime ». Or, les trois ministres interpellés par la bâtonnière en juillet dernier n’ont pas donné suite à sa demande urgente de rencontre.

« J’aimerais que ces trois ministres soient interpellés et qu’ils nous aident à interpeller le premier ministre pour lui dire : quand on vous dit qu’on manque d’argent, c’est concret. Nos enfants à travers le Québec ne sont pas aidés, ne sont pas accompagnés. Nos familles sont détruites, parce qu’encore une fois, on ne met pas assez le temps, l’énergie et les ressources. »

C’est un véritable cri du cœur que lance la bâtonnière du Québec, MCatherine Claveau, en entrevue avec La Presse. Le système de justice en matière de protection de la jeunesse est pratiquement au « bord du précipice », insiste-t-elle, alors que les tribunaux n’arrivent plus à respecter les délais prévus dans la Loi sur la protection de la jeunesse.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

MCatherine Claveau, bâtonnière du Québec

La bâtonnière a ainsi pris la plume à la fin de juillet pour alerter les ministres Simon Jolin-Barrette (Justice), Ian Lafrenière (Relations avec les Premières Nations et les Inuit) et Lionel Carmant (Services sociaux). Sa lettre s’intitule : « Urgence d’agir en protection de la jeunesse ».

« Messieurs les Ministres, la protection de la jeunesse vit une crise sans précédent. Il est plus que temps d’agir, afin d’éviter que les drames vécus dans les dernières années ne se reproduisent », conclut la dirigeante de l’ordre professionnel des avocats.

La bâtonnière réclamait une rencontre rapide avec les trois ministres pour réfléchir à des solutions « concrètes et urgentes ». Or, les ministres Lafrenière et Carmant ne lui ont pas répondu. Seul le cabinet de M. Jolin-Barrette lui a répondu en expliquant travailler sur un projet, mais sans prévoir de rencontre.

On souhaiterait au Barreau que les gens se sentent plus impliqués et interpellés parce qu’il y a une situation gravissime qui se passe.

MCatherine Claveau, bâtonnière du Québec, en entrevue

Selon elle, la justice prend une place « trop petite » dans les priorités du gouvernement Legault.

Au cabinet du ministre Lafrenière, on répond à La Presse que l’interlocuteur principal de cette missive était le ministre de la Justice. « De notre côté, on s’assure de parler avec nos interlocuteurs, les partenaires autochtones de Makivvik et l’administration régionale de Kativik », indique-t-on.

Les cabinets Jolin-Barrette et Carmant se disent « ouverts aux propositions de solutions » et rappellent la mise en œuvre de nombreuses mesures « concrètes », dont l’ajout de journées d’audiences consacrées aux mesures provisoires, l’ajout de huit juges en Chambre de la jeunesse (dont quatre postes ont été pourvus) et un projet pilote de médiation en protection de la jeunesse.

Le nombre de dossiers « explose »

Le nombre de dossiers en protection de la jeunesse a « explosé » dans la dernière année, alors que les ressources diminuent, s’inquiète la bâtonnière. Résultat : la justice n’arrive plus à respecter les délais légaux de la Loi sur la protection de la jeunesse et les « lésions de droit » des enfants se multiplient.

Quand un enfant doit être confié en urgence à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), l’ordonnance provisoire ne peut excéder 60 jours, et « 60 jours dans la vie d’un poupon, c’est énorme », rappelle la bâtonnière.

Or, ce délai légal n’est plus respecté presque partout au Québec, faute de ressources. Il n’est pas rare qu’un même dossier soit reporté deux ou trois fois. « Au début, on se disait que c’était exceptionnel », lâche MClaveau.

Comme les juges doivent entendre en priorité ces demandes provisoires, les audiences sur le « fond » pour établir plus durablement le placement d’un enfant sont reportées. Dans certaines régions, ces audiences sont entendues parfois huit mois plus tard. « Dans la petite enfance, ces délais sont énormes », rappelle la bâtonnière.

Cet embourbement entraîne une réaction en chaîne : il y a « trop » de provisoires, donc le temps manque pour les audiences sur le « fond ». Et comme les délais sont surpassés, les droits des enfants sont lésés. Il y a donc plus de requêtes en lésions de droits. « C’est sans fin », lâche la bâtonnière.

« J’ai pratiqué à Québec dans ce droit-là. On avait un nombre suffisant de juges, on était capables d’avoir toujours le même juge dans le même dossier. Les 60 jours, c’était parfois un peu limite, mais jamais à ce point-là », raconte MClaveau.

Selon elle, ce débordement est également causé par le « spectre » de la fillette de Granby – cette enfant de 7 ans tuée par sa belle-mère dans des circonstances terribles. « Les intervenants ont tellement peur que ça se reproduise qu’ils vont judiciariser le dossier pour ne pas se le faire reprocher », soutient MClaveau.

Sans connaître le sort tragique de la fillette de Granby, les enfants subissent en ce moment des conséquences bien réelles, insiste la bâtonnière. Elle cite par exemple un enfant « balloté » d’un milieu à l’autre dans un centre ou dans une famille non adaptée en raison des délais.

Il y a des points de non-retour à la petite enfance.

MCatherine Claveau, bâtonnière du Québec

Également, le délai pour obtenir le jugement n’est « pratiquement jamais respecté ». En vertu de la loi, le juge doit consigner par écrit sa décision dans les 60 jours. Or, le délai actuel est d’environ 120 jours. Ces décisions sont cruciales pour le travail clinique des intervenants de la DPJ auprès des parents et des enfants, souligne la bâtonnière.

En plus de la pénurie de main-d’œuvre qui accable le système judiciaire, la bâtonnière montre du doigt le manque « criant » de personnel dans le système de la jeunesse, autant pour accompagner les familles que pour faire appliquer les ordonnances des juges.

« S’il n’y a pas assez de ressources pour exécuter la mesure du juge, qu’est-ce qu’on fait ? On revient à la Cour pour dire : on n’a pas été en mesure de le faire. Ça nous prend une autre ordonnance », illustre-t-elle.

« Les greffiers, les adjoints ainsi que les juges siégeant en protection de la jeunesse sont à bout de souffle, vu la charge de travail. Cette situation est insoutenable », tranche la bâtonnière dans sa missive.

Crise aiguë au Nunavik

La crise en protection de la jeunesse est particulièrement aiguë au Nunavik. Les cas sont si nombreux que les juges doivent délaisser les affaires criminelles pour tenter de respecter les délais. Selon le Barreau, il faut cesser de trop judiciariser les dossiers, surtout en protection de la jeunesse, mais plutôt permettre aux communautés autochtones de prendre davantage en charge leur population.

« Avant d’envoyer un dossier au tribunal, quelle aide pourrait-on donner à la famille pour empêcher la judiciarisation ? Il faut mieux adapter la justice dans les communautés autochtones », affirme la bâtonnière.

La bâtonnière déplore que des dispositions de la Loi sur la protection de la jeunesse particulières aux Autochtones adoptées il y a un an n’aient toujours pas été mises en vigueur.

En savoir plus
  • « Nos enfants sont ce que nous avons de plus précieux et nous ne devons ménager aucun effort pour les protéger ainsi que les aider à se développer et à s’épanouir. Nous sommes tous d’accord que les délais à la Chambre de la jeunesse doivent diminuer et nous sommes déjà en action […]. Soyez assurés que tous les dossiers où la sécurité des enfants est compromise sont traités en priorité. »
    – Les cabinets des ministres Simon Jolin-Barrette et Lionel Carmant, dans une déclaration commune
    135 830
    Nombre de signalements traités en 2022-2023
    Source : Bilan des directeurs de la protection de la jeunesse 2023
  • 42 821
    Nombre d’enfants dont la situation a été prise en charge par la DPJ en 2022-2023
    Source : Bilan des directeurs de la protection de la jeunesse 2023
    8,39 %
    Pourcentage des enfants du Québec ayant fait l’objet d’un signalement en 2022-2023, soit presque deux fois plus qu’en 2006-2007 (4,37 %)
    Source : Bilan des directeurs de la protection de la jeunesse 2023