J’ai 2 ans. J’aime ma mère. Tous les jours, je lui cueille des fleurs, des beaux pissenlits. Il y en a plein sur les terrains des voisins. Je lui tends mon bouquet avec enthousiasme. Elle m’embrasse, me remercie, verse de l’eau dans un verre et place mes fleurs dedans. Le beau centre de table ! Ma mère est contente. Les enfants apprennent à faire plaisir en donnant des pissenlits.

Puis le temps et les printemps passent. Je finis par comprendre pourquoi il n’y a pas de pissenlits sur notre terrain, seulement chez les voisins. Mon père les arrache et les jette dans un sac vert. Les pissenlits, c’est pas des fleurs, c’est de la mauvaise herbe. Ça me donne un coup au cœur. L’inexistence du père Noël m’a moins choqué que ça. Je dois voir la réalité en face : y a que les bébés qui aiment les pissenlits. Que ceux qui pissent au lit qui apprécient les pissenlits.

Vieillir, c’est ne plus aimer les pissenlits.

Il ne faut vraiment pas les aimer pour les appeler ainsi. Pourtant, ils ont un autre nom, un très beau nom : dent-de-lion. Déjà, ça donne le goût de les respecter.

As-tu vu ma platebande de dents-de-lion ? Y aurait de quoi se pavaner. Ben non, personne ne les nomme dents-de-lion, on les réduit à être de maudits pissenlits.

Durant la plus longue partie de mon existence, c’était réglé, le monde était plus beau sans pissenlits. Un gazon, un parc, un champ avait plus fière allure sans la présence de ces plantes dicotylédones anémochores. Dès qu’on en voyait sur un terrain, c’était signe d’un mauvais entretien, d’un laisser-aller, de la non-contribution du propriétaire à la beauté environnante. Bref, on jugeait. Et on condamnait. Pissenlit égale pas propre.

Puis le monde a changé.

Les certitudes de la veille deviennent les doutes du lendemain.

À la question « faut-il enlever les pissenlits ? », le Centre des sciences de Montréal répond que des experts en biologie et en apiculture conseillent de les laisser pousser librement pour permettre aux pollinisateurs de se nourrir après le rude hiver québécois. En sauvant les pissenlits, on sauve les abeilles, en sauvant les abeilles, on sauve la planète.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Affiche du Défi Pissenlits, en 2022, à Kingsey Falls, dans le Centre-du-Québec

La cause est si essentielle qu’on nous demande de relever le Défi Pissenlits, qui consiste à installer une affichette sur notre gazon, pour indiquer à nos voisins que l’on offre le nectar et le pollen des pissenlits aux abeilles, et à partager des photos qui mettent en valeur nos pissenlits, sur Instagram et sur Facebook, avec le mot-clic #défipissenlits. Non seulement on n’a plus honte de ses pissenlits, mais on en est fiers. Je suis Pissenlit !

Mon père, qui aujourd’hui mange les pissenlits par la racine, doit se retourner dans son urne.

L’affichette sur le gazon, c’est pour faire connaître le défi et surtout pour ne pas être perçu comme un fainéant par le voisinage.

Les photos sur les réseaux sociaux, c’est pour pousser les gens à faire pousser leurs pissenlits. Influenceurs de pissenlits, le monde a vraiment changé.

Le pissenlit est passé de zéro à héros. Le bébé que j’étais est content pour lui.

Tout étant relatif, un article publié dans La Presse début mai disait qu’une fois les pissenlits montés en graines, on pouvait les couper. On ajoutait que leur rôle dans la pollinisation n’était peut-être pas aussi essentiel que certains le prétendent1.

C’est jamais simple, la science. Si ce l’était, ça se saurait.

Le pissenlit ne fait pas que polliniser, il polarise aussi.

Il y a les propissenlits et les antipissenlits. Choisissez votre camp.

Une chose est sûre, on n’a jamais vu autant de pissenlits qu’en ce moment.

Dans les cours, dans les jardins, même dans les parcs des quartiers huppés, le pissenlit pousse à sa guise. Au premier regard, on est surpris. Nos vieux réflexes prennent le dessus. On trouve que ça fait délabré. Puis notre conscience environnementale nous parle. Le pissenlit est l’herbe de notre survie. Dans une pelouse inclusive, il a le droit d’exister. Alors on essaie de le regarder autrement. On essaie de le regarder avec nos yeux d’enfant. De retrouver la beauté qu’on lui trouvait, jeunot.

Y a des années d’indifférence à déprogrammer.

Petit, on le voyait à notre hauteur. Grand, on le voit court sur pattes. C’est plus un long poil qu’une petite fleur, mais au moins, c’est jaune. Comme le soleil. Au fond, un pissenlit, c’est la version bonsaï d’un tournesol.

C’est sûr que ça n’a pas la prestance d’une tulipe ni la séduction d’une rose, mais ça ajoute au paysage un côté rebelle, un côté sauvage.

Ça ponctue le chemin. Le pissenlit est le cône orange de la nature. Il délimite les endroits où la terre est en chantier. Où la route est hors limite. C’est quand même plus poétique que l’affaire en plastique.

Ce qu’il y a de bien à se remettre à aimer les pissenlits, c’est qu’il y en a beaucoup, et qu’il y en a longtemps. De mai à octobre. Imaginez si c’était le cas pour les lilas.

Adolescent, ce sont des bouquets de lilas que j’offrais à ma maman. Elle m’embrassait, me remerciait, versait de l’eau dans un verre et plaçait mes fleurs dedans. Le beau centre de table ! Ma mère était contente. Et le centre de table restait là plus longtemps que celui avec des pissenlits. Faut croire que ma mère avait des préférences.

Mais là n’est pas la question, puisqu’il faut laisser les pissenlits où ils sont.

Aimez-vous les pissenlits ?

1. Lisez « Les pissenlits sont-ils si importants pour les abeilles ? »