Voilà le cauchemar dont rêvait Pierre Poilievre.

ArriveCAN est l’exemple parfait du dossier qui l’avantage. Il porte sur l’économie et il attaque la compétence des libéraux. Et dans ce cas, on ne peut pas lui donner tort. Le rapport de la vérificatrice générale (VG) Karen Hogan est tout simplement accablant.

Je sais, cet adjectif est presque toujours utilisé pour qualifier ses rapports. Mais ici, il est plus que mérité.

Le coût prévu au départ : 80 000 $. La facture finale : environ 59,5 millions de dollars. Soit 750 fois plus cher.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Karen Hogan, vérificatrice générale du Canada

La VG écrit « environ », car elle est incapable d’obtenir un chiffre précis. Des documents semblent manquer. Elle déplore un « manque flagrant » de respect des « pratiques élémentaires de gestion ». Des conflits d’intérêts sont allégués. Des informations ont aussi été acheminées à la police.

« C’est probablement l’une des pires tenues de registres financiers que j’ai jamais vues », conclut Mme Hogan au sujet de cette application créée pour les voyageurs durant la pandémie.

Avec ce fiasco, le chef conservateur courtise sa base électorale en lui envoyant ce message implicite : les mesures sanitaires allaient trop loin. Sans oublier tous les voyageurs ordinaires envoyés en confinement ou tout simplement frustrés par les défaillances techniques.

En parallèle, il s’adresse à l’ensemble de la population qui se plaint du coût de la vie. Cet exemple lui sert pour accuser le gouvernement d’alimenter l’inflation.

Les libéraux pourraient rappeler un fait trop peu médiatisé : de 2019 à 2022, le pouvoir d’achat a augmenté au Québec et au Canada, et ce, autant pour un célibataire que pour un couple avec deux enfants. En moyenne dans les autres pays de l’OCDE, il a légèrement reculé⁠1. À l’été 2023, c’était encore vrai.

Les libéraux pourraient aussi dire que ce gaspillage de 59 millions a un effet extrêmement marginal, quasi nul, sur l’inflation. Mais ArriveCAN symbolise néanmoins un réel problème, celui de l’indiscipline budgétaire. Et là-dessus, M. Poilievre vise juste.

Après son élection en 2015, Justin Trudeau a renoncé à équilibrer le budget. Il n’avait pas non plus d’ancrage fiscal, à part réduire le ratio de la dette par rapport au PIB. L’appareil d’État n’avait plus d’incitatif à contrôler ses dépenses. Entre un déficit de 40 ou 41 milliards, on ne voit pas la différence.

Ce relâchement s’observe dans une multitude de ministères. Quand les conservateurs s’engagent à rééquilibrer le budget, M. Trudeau leur demande où ils feront des coupes. Le programme national de garderies ? L’assurance dentaire ?

M. Poilievre promet de ne pas y toucher. Il prétend pouvoir réussir ce tour de force en dégraissant l’État, notamment en sabrant les frais de consultants externes. Or, en 2024-2025, le déficit anticipé s’élève à 38 milliards. Même en éliminant les frais inutiles de consultation, on resterait loin du compte.

Dans le passé, de nombreux gouvernements ont tenu le même discours avant d’échouer à trouver ces économies faciles. L’os était plus près du gras qu’ils ne le croyaient.

N’empêche que là encore, ArriveCAN offre d’excellentes munitions à M. Poilievre. Le tiers des 59,5 millions sont allés à des consultants – la firme, qui serait dotée de quatre employés, qui a eu la délicatesse d’inviter les hauts fonctionnaires responsables à une dégustation de whisky…

La vérificatrice Hogan note le « manque d’informations de base » pour justifier les factures des consultants.

Autre tuile : comme le révèle mon collègue Joël-Denis Bellavance, GC Strategies a décroché 258 millions en contrats fédéraux depuis 2015, dont 46 de gré à gré.

Les conservateurs posent une autre bonne question : comment expliquer cette hausse de la sous-traitance alors que de 2019 à 2021, les dépenses pour la fonction publique ont bondi de 31 %2 ?

ArriveCAN n’est pas le scandale des commandites. Ce n’est pas un système de propagande fédéraliste, ni un programme créé à des fins idéologiques.

L’objectif visait l’intérêt public : freiner la propagation de la COVID-19. Mais cela reste un projet gouvernemental. Voilà pourquoi les libéraux peuvent difficilement faire des parallèles avec un autre scandale survenu sous le gouvernement Harper, celui du système de paye Phénix.

Certes, Phénix a coûté encore plus cher. Les économies anticipées de 70 millions se sont transformées en gaspillage de plus de 2 milliards. Et il s’agissait d’un projet sous-traité à une firme externe, IBM.

Phénix n’était toutefois pas un projet gouvernemental. C’était une idée de l’administration publique qui s’inscrivait dans la gestion des affaires courantes de l’État, soit la distribution des chèques de paye. Et si le dérapage a commencé sous M. Harper, il s’est intensifié sous M. Trudeau, sans que son gouvernement n’intervienne.

Pour réagir aux constats de Mme Hogan, le gouvernement Trudeau a envoyé au front deux de ses ministres les plus crédibles, Jean-Yves Duclos et Dominic LeBlanc. Ils paraissaient sur le pilote automatique. Les réactions étaient celles qui reviennent à chaque rapport de la vérificatrice : nous accueillons les recommandations, nous y donnerons suite…

Mais les conservateurs aussi feront un suivi. Ils prolongeront le supplice en comité parlementaire pour identifier les fonctionnaires fautifs, exposer le laxisme libéral et exiger que des gens payent le prix.

En espérant se rendre le plus haut possible dans la pyramide.

1. Consultez l’analyse de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke 2. Consultez le rapport du directeur parlementaire du budget sur les dépenses en personnel