Le 17 octobre 2023, Manuela Valente s’est suicidée à l’âge de 82 ans. Je cite l’avis de décès rédigé par sa famille : Manuela a choisi de mettre fin à l’insupportable douleur qu’était devenue sa cécité. Pour une femme qui prisait tant la beauté de tout ce qui l’entourait – les personnes, la faune, la flore, l’art – et qui lisait comme l’on respire, la vie avait perdu tout son sens.

Privée de sa vision par cette maladie du nerf optique qu’est le glaucome, Manuela Valente ne souffrait par ailleurs d’aucune autre maladie. Elle ne prenait aucun médicament. Sans ce glaucome, elle aurait été absolument pétante de santé.

Mais la perte de vision dans un œil en 2016, puis dans l’autre en 2023, a gravement affecté sa qualité de vie. Marcher seule devenait un parcours de combattante. Même avec des aides technologiques, lire devenait de plus en plus pénible. Et dans les soupers de famille, Manuela Valente devenait – selon elle – un fardeau.

Ajoutez à cela que la vieille dame souffrait d’une surdité grandissante – presque complète – depuis une décennie.

Grande lectrice, Manuela Valente écrivait aussi depuis toujours. Elle notait ses joies, ses peines, ses impressions, ses craintes. Après sa mort, ses filles ont découvert des pages et des pages de réflexions.

Le 2 mai 2019, Mme Valente écrivait : Je suis devenue la pièce du casse-tête familial qui n’arrive plus à s’insérer parfaitement dans le « paysage », mes « bords » ne s’ajustant plus à ceux des autres pièces. Il y a toujours trop d’espace entre nous…

Puis, en septembre de la même année : La seule autonomie qui me reste est celle à l’intérieur de mon appartement, où je me débrouille assez bien, même dans la cuisine… Tout en poussant des cris de rage quand tout me tombe des mains constamment. Je n’arrive pas à distinguer toutes les taches noires sur les pommes de terre que j’épluche.

Dans le même texte de 2019 : Les gens que je croise dans la résidence sont tous des inconnus, puisque je n’arrive pas à distinguer leurs traits. Je me sens comme un fantôme au milieu d’autres fantômes.

La prose de Manuela Valente a documenté avec désespoir et lucidité son lent enfermement, au fil des années.

Le 26 mai 2023, elle écrivait : J’ai l’impression d’être coincée entre deux planches qui se rapprochent de plus en plus et qui finiront par m’écraser, me privant du peu de vision qu’il me reste. J’aurai bientôt 82 ans. L’avenir que je prévois est sombre, littéralement et concrètement. On me dit que même à cet âge, nombreux sont ceux qui apprennent le braille. Ils sont courageux, sans aucun doute, mais je n’en ferai pas partie. Quand je n’aurai plus la moindre parcelle de l’autonomie qu’il me reste, ma vie aura pris fin.

Cinq mois après avoir écrit ces mots, Manuela Valente s’est donné la mort de façon brutale et solitaire en se lançant du haut du balcon, au 6étage de son appartement des Jardins Intérieurs, la RPA où elle habitait à Saint-Lambert.

En janvier 2022, Manuela Valente avait convoqué ses trois filles – Paula, Alexandra et Filipa – pour leur annoncer qu’elle approchait du point de non-retour : « Le jour où je ne pourrai plus être indépendante, et lire, je vais mettre fin à mes jours. »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Manuela Valente, en compagnie de sa fille Alexandra Mendès et de sa petite-fille Joana Mendès-Novo

C’est Alexandra Mendès, une des filles de Manuela Valente, qui m’a sondé pour que je raconte l’histoire de sa mère. Mme Mendès est députée fédérale de Brossard–Saint-Lambert.

Ce qui a poussé Mme Mendès à me contacter ? Lancer une discussion sur l’accès à l’aide médicale à mourir pour les personnes comme sa mère, des personnes bien portantes mais irrémédiablement plombées par des maux débilitants, comme une cécité progressive.

Selon Alexandra Mendès, sa mère s’était fait refuser l’AMM : « Son médecin lui aurait dit qu’elle n’y était pas admissible. »

D’où cette annonce faite par Mme Valente à ses filles, en janvier 2022, celle où elle leur annonçait qu’un jour, elle prendrait elle-même les moyens pour échapper à son enfermement.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Manuela Valente, 70 ans, en octobre 2013, au mariage de l’une de ses nièces

Je retourne aux mots écrits par Manuela Valente, le 26 mai, cinq mois avant son suicide. Ils semblent accréditer la thèse d’un refus de l’AMM : Pourquoi ne me donnent-ils pas le droit de mettre fin à mes jours entourée de ma famille en proposant mes organes pour des greffes ? Pourquoi un choix fait par une personne possédant toutes ses facultés mentales n’a-t-il pas la même valeur qu’un choix déterminé par une maladie mortelle ? Pour moi, ma future cécité équivaut à une maladie mortelle. Qui, sinon moi, peut décider des conditions minimales pour une vie acceptable ? Qui peut me forcer à vivre ?

Alors pour « prouver » que Manuela Valente s’était fait dire par son médecin que sa situation n’était pas suffisante pour avoir accès à l’AMM, il y a deux « preuves ».

Un, les mots écrits par la vieille dame elle-même : Pourquoi ne me donnent-ils pas le droit de mettre fin à mes jours entourée de ma famille.

Deux, ce que Mme Valente a dit à ses filles. Je cite Alexandra Mendès : « Le médecin lui aurait dit qu’elle ne respectait pas les critères. C’est tout ce que j’en sais. Je sais, avec une certitude inébranlable, que si elle avait eu le moindre espoir d’avoir l’aide médicale à mourir, elle l’aurait choisie. »

J’ai donc commencé à explorer l’histoire de Mme Valente avec cet a priori : voici une femme qui s’est fait refuser l’aide médicale à mourir parce qu’elle n’était pas « assez » gravement malade. Et cette femme a donc décidé de mettre fin elle-même à ses jours, de façon brutale et solitaire, pour échapper à son emmurement.

Sauf que…

« Admissible à 100 % »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Manuela Valente

Sauf qu’en faisant des vérifications, il est loin d’être clair que Manuela Valente était inadmissible à l’aide médicale à mourir. J’ai consulté deux médecins qui ont une connaissance approfondie des soins de fin de vie qu’est l’AMM en leur exposant les détails de la condition de Mme Valente et tous deux ont été étonnés, lors d’entrevues séparées : cette patiente, selon eux, remplissait tous les critères pour recevoir l’AMM.

Je cite le DGeorges L’Espérance, un neurochirurgien à la retraite qui a prodigué l’AMM des dizaines de fois à des patients québécois depuis des années : « Cette dame était admissible à 100 %. »

Le médecin cite le caractère grave et incurable du glaucome, sans traitement pour le compenser ou l’atténuer ; le déclin avancé et irréversible ainsi que les « évidentes souffrances psychologiques et existentielles » vécues par Manuel Valente.

En caviardant des informations personnelles, le DL’Espérance m’a par ailleurs présenté la fiche d’un ancien patient dont la situation était très semblable à celle de Mme Valente : il a reçu l’AMM, lui, pour cause de tourments liés à la cécité en vertu d’une demande faite à l’été 2023.

Et l’autre médecin que j’ai consulté – qui prodigue lui aussi l’AMM – m’a fait suivre un document créé par la Commission sur les soins de fin de vie du Québec en septembre 2023. À partir des 16 000 cas répertoriés d’AMM au Québec, la Commission a créé 29 cas types de personnes ayant reçu l’AMM. Or, le cas no 28 évoque les tourments liés à la cécité, la dégénérescence maculaire et un décollement rétinien comme conditions d’admissibilité à l’AMM1.

Constat : il est pour le moins particulier que Mme Valente se soit fait dire qu’elle n’était pas admissible à l’aide médicale à mourir.

J’ai contacté le DSerge Boudreau, médecin de Manuela Valente. Il m’a dit qu’il était tenu au secret professionnel, même si la personne est décédée : « Au sujet de l’aide médicale à mourir, je m’en tiens à la loi et fais la référence quand un sujet y est admissible. Il y a donc des conditions non admissibles à l’AMM. »

La notion de confidentialité du dossier médical, même post-mortem, est compréhensible. Mais ce qui s’est dit entre Manuela Valente et ce médecin de famille à propos de l’AMM est peut-être une piste d’investigation pour MNathalie Lefebvre, la coroner qui enquête sur le suicide de Mme Valente.

Qu’a dit le médecin à sa patiente Manuela Valente au sujet de son admissibilité à l’AMM ? Lui a-t-il erronément affirmé que sa cécité n’était pas un facteur pouvant lui permettre d’avoir l’AMM ? Le cas échéant, quel fut son raisonnement ? Était-il au fait de tout le spectre des critères d’analyse d’une personne qui fait une demande d’AMM ?

Cette confusion chez certains médecins est documentée et a été l’objet d’un reportage récent dans La Presse2, sous la plume de Marie-Claude Malboeuf. L’idée, ici, n’est pas de jeter la pierre au médecin de Mme Valente. Mais il y a cette réalité : en dix ans, les conditions d’admission à l’AMM ont considérablement changé, de textes législatifs en décisions des tribunaux qui ont modifié les lois. Un médecin de bonne foi peut avoir perdu le fil.

Le résultat, dans le cas de Manuela Valente, est manifeste : croyant qu’elle n’avait pas droit à l’aide médicale à mourir, entourée de ses proches, elle s’est lancée du haut d’un balcon pour mettre fin à ses souffrances et échapper à son emmurement.

J’ai présenté à Alexandra Mendès la conclusion de mes recherches. Je lui ai annoncé que selon toute vraisemblance, sa mère aurait pu recevoir l’aide médicale à mourir, selon deux médecins qui pratiquent régulièrement des soins d’AMM et selon les cas-types répertoriés par la Commission des soins de fin de vie du Québec.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE

Alexandra Mendès, une des filles de Manuela Valente, est députée fédérale de Brossard–Saint-Lambert.

Réaction de la fille de Manuela Valente : « Cela me désole d’apprendre que maman aurait pu mourir entourée de notre amour plutôt que de croire que sa seule option était si brutale. »

Plutôt que de mourir entourée de sa famille qui l’adorait, Manuela Valente s’est tuée dans la nuit, seule, désespérée et nul doute terrifiée – un geste ultime pour échapper à cet enfermement qui lui était insupportable.

L’exact contraire d’une mort dans la dignité apportée par l’AMM.

1. Consultez « Le portrait de l’aide médicale à mourir au Québec » 2. Lisez « Aide médicale à mourir pour trouble mental : des contestations judiciaires à prévoir », de Marie-Claude Malboeuf

Besoin d’aide pour vous ou un proche ?

Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (277-3553)

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide