Au cas où la chose vous aurait échappé, on vit sous un régime totalitaire.

Je l’ai lu dans le dernier essai de Mathieu Bock-Côté, Le totalitarisme sans le goulag, paru en novembre aux Presses de La Cité. On vit dans un monde orwellien, donc, dominé par un insaisissable mais omniprésent « régime diversitaire » qui nous surveille en permanence, nous censure et nous soumet à un conformisme idéologique étouffant.

C’est la thèse du livre, en gros.

Sous ce totalitarisme nouveau, le goulag « n’est plus nécessaire, dans la mesure où la société est devenue un camp de rééducation à ciel ouvert », écrit Mathieu Bock-Côté. Journalistes et commentateurs de tous poils se conforment au dogme, n’hésitant pas à tordre la réalité ou à mentir, carrément. « À l’exactitude factuelle se substitue la conformité idéologique, et celle-ci est d’autant plus valorisée qu’il faut s’y plier pour évoluer en société, écrit-il. Le cerveau doit se reprogrammer selon cette logique : c’est une question de survie civique, médiatique, souvent financière aussi. »

Une question de survie médiatique ? C’est un peu fort de café, venant d’un homme qui multiplie les tribunes pour pourfendre avec la verve qu’on lui connaît ce soi-disant régime censeur.

Mathieu Bock-Côté s’est bâti une carrière florissante en martelant ce discours, toujours le même, dans la presse écrite et sur les plateaux de télé, au Québec et en France. Jamais aura-t-on vu régime totalitaire aussi tolérant à la critique, même des plus acérées.

L’impressionnant succès médiatique de Mathieu Bock-Côté, des deux côtés de l’Atlantique, démontre par l’absurde que sa thèse ne tient pas.

Pour la soutenir, l’auteur multiplie les exemples censés illustrer les excès du totalitarisme sans goulag. Mises bout à bout, ces histoires forment effectivement un sombre tableau du péril woke qui guetterait le monde occidental. Mais voilà, plusieurs des exemples soumis dans le livre résistent mal à une simple vérification des faits.

Prenez cette histoire apparemment scandaleuse, où le refus de se plier à l’idéologie trans serait carrément assimilé à une forme de maltraitance parentale, selon Mathieu Bock-Côté. « En Colombie-Britannique, […] un père s’est vu condamner à six mois de prison car il a refusé de reconnaître la transition de genre de son enfant, et continuait de voir en sa fille une fille et de l’interpeller par un pronom féminin », écrit-il.

Révoltant, n’est-ce pas ? Sauf que ce trop bref résumé ne correspond pas à la réalité. En fait, le père n’a pas été condamné pour son refus d’accepter la transition de son enfant, mais pour avoir étalé sur la place publique des informations personnelles et médicales à son propos, violant ainsi une ordonnance imposée par un tribunal pour protéger sa vie privée.

Et il ne l’a pas fait qu’une fois, par mégarde. Au contraire, le père a violé l’ordonnance « de manière flagrante, volontaire et répétée », a constaté avec effarement un juge de la Cour suprême de Colombie-Britannique1. Il l’a fait en multipliant les entrevues à des médias de la droite américaine et en organisant une collecte de fonds en ligne, dans laquelle il n’a pas hésité à dévoiler le nom et la photo de son enfant. Cette collecte lui a permis d’amasser des dizaines de milliers de dollars. En matière de mépris de la justice, a déclaré le juge, « il existe peu de cas comparables, même de loin ».

Dans son livre, Mathieu Bock-Côté élude ces faits, pourtant nécessaires à la bonne compréhension de l’histoire. Ça lui permet de conclure de façon pour le moins dramatique que « ces parents réfractaires, et ceux qui les soutiennent, sont les nouveaux prisonniers politiques d’Occident ».

Il y a deux semaines, cette caricature de la réalité a été dénoncée sur X, et ça m’a incitée à me plonger dans l’essai. J’y ai trouvé une foule de raccourcis semblables. Outre celui-ci, j’en ai sélectionné cinq qui illustrent la méthode employée par l’auteur.

Cinq autres raccourcis

Un homme accusé de mégenrage

« À l’automne 2021, un homme accusé de mégenrage à l’endroit d’un de ses anciens collègues, qui se déclarait non-binaire, dans un restaurant, a été condamné à payer plusieurs dizaines de milliers de dollars en dommage au non-binaire en question », soutient Mathieu Bock-Côté dans son ouvrage. Choquant, dites-vous ?

À première vue, oui. Sauf qu’en épluchant les articles publiés en Colombie-Britannique, où se sont déroulés les évènements, on découvre que l’employé non binaire, Jessie Nelson, a reçu 30 000 $ non pas pour avoir été mégenré, mais pour avoir été injustement mis à la porte après avoir demandé à ses collègues de l’appeler par les pronoms de son choix2. Ce n’est pas une mince nuance.

Le gérant du bar était particulièrement hostile envers Jessie Nelson. Il insistait pour utiliser le mauvais pronom et prenait plaisir à l’affubler de surnoms tels que sweetheart, honey et pinkie. Le Tribunal des droits de la personne en Colombie-Britannique a jugé que le restaurant avait fait preuve de discrimination envers Jessie Nelson en concluant qu’il serait plus facile de lui montrer la porte que de résoudre le conflit qui grossissait entre les membres de son personnel. Bien que le gérant du bar ait été l’une des personnes condamnées dans cette affaire, c’est le restaurant, en tant qu’employeur, qui a été déclaré responsable de la totalité de la somme à verser à Jessie Nelson en dédommagement⁠3.

Un élève arrêté par la police

En Ontario, « un élève a dû faire l’expérience de la police, car il refusait la présence de garçons s’identifiant comme filles dans le vestiaire de ces dernières », se borne à raconter Mathieu Bock-Côté dans son essai.

Cette affaire, encore une fois, est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Josh Alexander a été suspendu après avoir organisé une manifestation devant son école pour protester contre l’utilisation par les élèves transgenres des toilettes de leur choix. L’élève de 16 ans avait été prévenu par la direction que, s’il organisait cette manifestation, il serait suspendu sur-le-champ. Sans tenir compte de cet avertissement, il est allé de l’avant, soutenu par des organisations telles que Save Canada et Freedom Fighters Canada. Parmi la trentaine de manifestants, pour la plupart adultes, certains brandissaient des pancartes clamant « FUCK TRUDEAU », « FAKE NEWS » et des citations de la Bible ⁠4, 5.

Après d’autres incidents, Josh Alexander, qui se décrit comme un « Born again Christian », a été suspendu pour le reste de l’année scolaire : son comportement, jugé intimidant et harcelant par la direction, posait un risque pour la sécurité des autres élèves. Le 6 février 2023, il a violé une ordonnance de ne pas se présenter à l’école, ce qui lui a valu une arrestation, une amende et une large couverture médiatique, dont une interview avec le polémiste américain Tucker Carlson.

Aujourd’hui âgé de 17 ans, Josh Alexander n’est toujours pas admis sur le campus principal de l’école. En août, il a diffusé une vidéo sur X dans laquelle on le voit s’exercer sur une cible, dans un bois, avec une arme de poing.

CAPTURE D’ÉCRAN DU COMPTE X DE JOSH ALEXANDER

La publication de Josh Alexander dans laquelle on le voit s’exercer au tir et où l’on peut lire son commentaire sur les hommes faibles.

« Compte tenu de la multitude d’hommes faibles qui ont corrompu notre société, des temps difficiles sont inévitables. Préparez-vous en conséquence », a-t-il écrit en commentaire. La direction de l’école y a vu une menace, d’autant que Josh Alexander a confirmé qu’il considérait certains employés scolaires comme des hommes faibles⁠6.

Un viol barbare à Cherbourg

C’est une sordide affaire de viol à Cherbourg, en France, une agression si violente qu’elle a laissé la victime entre la vie et la mort. Le suspect de 18 ans, Oumar N., fils d’une Française et d’un Sénégalais, a été arrêté et placé en détention provisoire jusqu’à son procès.

« Les militants qui cherchent à marquer leur refus de ce qu’ils appellent la submersion migratoire sont frappés d’interdiction publique – au point où l’État se montrera souvent plus sévère à l’endroit de ceux qui dénoncent l’immigration illégale ou qui font le lien entre l’immigration et la délinquance qu’à l’endroit de la délinquance elle-même », écrit Mathieu Bock-Côté. Il en veut pour preuve un article du Figaro coiffé du titre « Viol barbare à Cherbourg : 12 militants d’extrême droite interpellés pour un rassemblement non déclaré » ⁠7.

Il suffit pourtant de fouiller un peu pour se rendre compte que l’État n’a pas été « plus sévère » envers ces 12 membres d’un groupuscule d’ultradroite, arrêtés après s’être réunis pour protester devant le domicile du suspect, Oumar N.

Relâchés deux jours plus tard, les 12 militants ont ensuite été jugés non coupables de « provocation non suivie d’effet à commettre un crime ou un délit » ⁠8. Deux d’entre eux ont toutefois été condamnés à payer une amende de 200 euros pour détention d’armes illégales.

Oumar N., quant à lui, risque la réclusion criminelle à perpétuité.

L’Initiative du siècle

« En 2023, le Canada, gouverné par Justin Trudeau, annonçait son ralliement à la proposition principale de l’Initiative du siècle, un think tank se donnant comme objectif de faire du Canada un pays de 100 millions d’habitants d’ici la fin du XXIsiècle, ce qui exigeait une hausse radicale des seuils d’immigration du pays », écrit Mathieu Bock-Côté dans son bouquin.

On peut penser ce que l’on veut de la politique migratoire du Canada, on peut juger les seuils fixés par Ottawa beaucoup trop élevés, mais le gouvernement Trudeau n’a jamais annoncé son ralliement à l’Initiative du siècle. Au contraire, après la publication d’un dossier dans Le Journal de Montréal, en mai 2023, le bureau du ministre fédéral de l’Immigration de l’époque, Sean Fraser, a envoyé une mise au point aux médias pour réitérer sa position à cet égard. « Le gouvernement n’adhère pas aux conclusions de l’Initiative du siècle et n’a pas pour objectif de porter la population du Canada à 100 millions de personnes d’ici 2100, lisait-on dans le communiqué. Ces seuils ont été fixés en fonction des intérêts du Canada, et non en réponse aux désirs d’un groupe indépendant9. »

Un enseignant arrêté en Irlande

« En Irlande, un professeur ayant annoncé qu’il refuserait d’utiliser les nouveaux pronoms trans pour parler à ses étudiants a vu son école lui demander de ne plus y remettre les pieds. Puisqu’il s’y est présenté quand même, la police l’a arrêté », écrit Mathieu Bock-Côté.

Une fois de plus, l’essayiste se permet un raccourci qui prive le lecteur d’une perspective adéquate sur cette affaire.

L’enseignant, Enoch Burke, a été suspendu non parce qu’il refusait d’utiliser des pronoms trans, mais en raison de son comportement belliqueux, notamment lors d’une réunion du conseil scolaire au cours de laquelle, furieux, il avait « éclaté » et « complètement changé de couleur », selon un témoin de la scène. Plus tard, lors d’une cérémonie religieuse, il s’emportera à nouveau très publiquement contre les pronoms à utiliser pour désigner un élève transgenre10.

Enoch Burke a été emprisonné après avoir violé une ordonnance de la cour lui interdisant de se présenter à l’école en attendant l’issue de la procédure disciplinaire. Plus tard, il a été renvoyé pour avoir intimidé et harcelé un collègue, en plus d’avoir brimé le droit à la confidentialité d’un élève en processus de transition. La Haute Cour d’Irlande a jugé que la crainte de l’école avait été « rationnelle et raisonnable » et que M. Burke, de par son comportement, avait été « l’artisan de son propre malheur »⁠11.

Issu d’une famille évangélique de 10 enfants, Enoch Burke, se disant persécuté en raison de sa foi, a poursuivi sa croisade. Malgré son renvoi, il n’a pas cessé de se présenter à l’école, violant chaque fois les ordres du tribunal. Pour mettre un terme à ses incursions, la justice irlandaise n’a pu faire autrement que de l’emprisonner à nouveau. On le libérera lorsqu’il acceptera de ne plus se rendre sur son ancien lieu de travail. Aux dernières nouvelles, il était toujours derrière les barreaux.

La méthode MBC

Cette chronique est loin d’être exhaustive, mais bon, vous avez compris la recette : arracher une histoire à son contexte et la simplifier au point de la faire paraître scandaleuse.

Il est pour le moins ironique que la conclusion du Totalitarisme sans le goulag s’ouvre sur cette citation de George Orwell : « Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? »

Comment faire, en effet ? C’est simple. Il faut contre-vérifier, repérer les infos tronquées, les omissions, les faussetés. C’est ce qu’on fait, en général, dans les salles de nouvelles. Une tâche ardue, mais essentielle à la survie de nos démocraties, en cette ère où triomphent les fake news.

Mathieu Bock-Côté, bien que chroniqueur au Journal de Montréal, évolue en marge du journalisme. Il considère sans doute qu’il n’a pas à se conformer à ses règles déontologiques. Mais la rigueur, ça vaut aussi pour les sociologues qui écrivent des bouquins.

Après avoir caricaturé la réalité sur des centaines de pages, l’auteur se permet de dénoncer « une sorte de conspirationnisme chez certains journalistes d’enquête », qui « falsifient la réalité, et créent même un monde parallèle correspondant à leurs fantasmes idéologiques ».

Il écrit encore, à propos des journalistes : « Ces commissaires ont une thèse à démontrer et la démontreront à tout prix, quitte à sélectionner des faits sans trop de rapports entre eux, quitte même à les tordre, quitte même, s’il le faut, à les inventer, sans oublier d’en effacer d’autres, afin de tisser entre eux un fil d’Ariane imaginaire pour reconstruire de manière fantasmagorique un parcours et confirmer après coup ce qu’ils croyaient savoir dès le début. »

Voilà, parfaitement résumée, la méthode Mathieu Bock-Côté.

Qui est Mathieu Bock-Côté ?

Né en 1980 à Lorraine, dans les Basses-Laurentides, Mathieu Bock-Côté est chroniqueur au Journal de Montréal.

Il anime une émission sur la plateforme numérique QUB radio – désormais offerte à la télévision – en direct de Paris. Là-bas, sa carrière est florissante. Il a notamment succédé au polémiste Éric Zemmour en tant que chroniqueur à CNews, la chaîne de l’homme d’affaires Vincent Bolloré.

Il est par ailleurs titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal.

La réplique de l’essayiste

Mathieu Bock-Côté nie tordre les faits, éluder des détails ou prendre des raccourcis pour étayer la thèse de son plus récent essai, Le totalitarisme sans le goulag. « Sachez que je prends la peine de vérifier chaque exemple que je donne », m’a-t-il écrit par courriel, de Paris.

À propos des quatre affaires liées à des personnes non binaires ou transgenres, il m’écrit : « Si je donne de tels exemples, c’est qu’ils révèlent un portrait d’ensemble, une tendance idéologique, une tendance sociale. Je les mentionne dans ce qu’ils ont en commun, au-delà de ce que chaque histoire a en propre : la mise en place de mécanismes répressifs, directs ou indirects (en gros, par le chemin de la critique du discours haineux ou par le chemin d’arguties procédurales artificielles), pour pénaliser les critiques les plus résolus de la théorie du genre. Dans tous les cas que vous mentionnez, on voit que l’adhésion à la théorie du genre devient obligatoire (alors qu’il s’agit d’une révolution idéologique absolue) et que le prix à payer pour s’y opposer peut être très élevé. Pour toutes ces histoires, la trame de fond est là. Telle est de mon point de vue la signification politique et sociologique de ces évènements. »

À propos de la prétendue plus grande sévérité de l’État envers ceux qui dénoncent un lien entre l’immigration et la délinquance qu’envers les délinquants eux-mêmes, Mathieu Bock-Côté maintient qu’« on a pu voir à plusieurs reprises ces derniers mois l’État français se montrer particulièrement sévère à l’endroit des militants dénonçant cette situation, comme cet article (et plusieurs autres) en témoigne ». L’article en question, mis en référence par l’essayiste, a été publié par Le Figaro coiffé du titre : « Viol barbare à Cherbourg : 12 militants d’extrême droite interpellés pour un rassemblement non déclaré ».

Mathieu Bock-Côté a écrit dans son essai qu’en 2023, le gouvernement Trudeau avait annoncé son ralliement à l’Initiative du siècle. Malgré les dénégations officielles d’Ottawa, l’auteur n’y voit pas d’inexactitude. « L’Initiative du siècle promeut cette idéologie depuis 2016, environ. Manifestement, elle en est venue à structurer la vision canadienne officielle de l’immigration, et le gouvernement s’y est rallié dans les faits, quel que soit son discours, en reprenant la symbolique qu’elle propose », m’écrit-il.

Commentateur prolifique au Québec et en France, Mathieu Bock-Côté « ne croi[t] pas » que sa florissante carrière invalide l’une des théories centrales de son essai : par survie médiatique et financière, avance-t-il, journalistes et commentateurs sont forcés d’évacuer l’exactitude factuelle afin de se conformer à l’idéologie dominante de gauche. Il ne m’a pas expliqué pourquoi il ne voyait rien de contradictoire entre son succès médiatique et sa sombre thèse. Cela dit, il m’a confié qu’il me considérait comme un « exemple assez convaincant » du triste phénomène qu’il dénonce sans relâche sur de multiples tribunes.

Je lui ai demandé s’il exagérait en affirmant que nous vivions sous un totalitarisme nouveau où le goulag « n’est plus nécessaire dans la mesure où la société est devenue un camp de rééducation à ciel ouvert ». Sa réponse : « Manifestement pas, sinon, je n’aurais pas écrit ce livre. »