On pourrait appeler ça l’innovation à 1 million, la solution à 11 000 $, ou encore le miracle pour des centaines de personnes sans domicile fixe.

On peut appeler ça comme on veut, mais une chose est sûre : c’est l’un des meilleurs exemples d’usage de fonds publics que j’ai vus depuis longtemps.

Un million de dollars qui permettra de loger au moins 90 personnes à Montréal, seulement cette année, dans de vrais appartements, avec de vrais baux, signés en leur nom. Onze mille dollars par tête, en moyenne.

De quoi s’agit-il, donc ?

D’un programme inventé de toutes pièces pendant la pandémie, qui a été mené à bout de bras par des organismes communautaires, avec l’aide de propriétaires du secteur privé.

D’un programme, aussi, qui a été habilement financé par le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, l’instance suprême en matière d’itinérance, malgré mille et une embûches bureaucratiques qui auraient pu l’empêcher de voir le jour.

D’un programme, enfin, qui ne réglera qu’une petite partie de la crise actuelle, mais qui pourrait – et devrait – faire son chemin dans la gargantuesque machine administrative québécoise.

Replongeons-nous en 2021, au cœur de la pandémie de COVID-19.

À l’époque, une nouvelle cohorte de Montréalais se retrouve à la rue. Des gens au statut déjà précaire que la crise sanitaire a fait basculer, des immigrants récents, des évincés… Ils sont logés dans des refuges d’urgence, comme celui de l’hôtel Place Dupuis, près du métro Berri-UQAM.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

L’hôtel Place Dupuis, près de la station de métro Berri-UQAM

Les intervenants communautaires, sur le terrain, identifient vite ces nouveaux visages. Ils les questionnent, leur demandent ce dont ils ont besoin pour sortir de cette mauvaise passe.

Dans 90 % des cas, la réponse est simple : d’un logement.

Et d’un petit coup de pouce pour y accéder.

Grâce à des « fonds COVID » débloqués d’urgence par Québec, le CIUSSS finance un projet pilote de la Mission Bon Accueil. Les intervenants du groupe se lancent dans un démarchage intensif et sollicitent des propriétaires d’immeubles, un par un, pour leur demander s’ils accepteraient de signer un bail avec un citoyen dans le besoin.

Le pari est immense, voire épeurant, mais l’organisme offre des garanties aux proprios. Il paiera les trois à cinq premiers mois de loyer, fournira quelques meubles, et se portera garant des dommages qui pourraient être causés par le nouveau locataire, entre autres.

Le projet fonctionne : la Mission Bon Accueil a réussi depuis 2021 à faire signer 263 baux, pour un total de 333 personnes placées en logement (dans certains cas des couples ou des familles). Pas moins de 281 sont toujours dans leur appartement à ce jour, autant de personnes qui ne sont plus aujourd’hui à la rue.

Précision importante : il s’agit de gens qui n’étaient pas « désaffiliés », pour employer le jargon, et n’avaient pas de problèmes lourds comme une forte toxicomanie ou une maladie mentale sévère. Certains avaient même un emploi, malgré leur statut précaire.

Le projet pilote de la Mission Bon Accueil, rebaptisé Entrée rapide en logement (ERL) et étendu depuis à d’autres organismes communautaires, n’aurait jamais pu voir le jour dans le cadre strict des règles gouvernementales habituelles.

Il n’entrait dans aucune case.

Il y a déjà un programme de supplément au loyer, payé par Québec, mais celui-ci doit automatiquement transiter par l’Office municipal d’habitation de Montréal, qui signe les baux en son nom. Une démarche lourde qui prend des mois et implique une montagne de documents à colliger.

On s’est basés sur l’approche Housing First. On s’est dit : enlevons les barrières. Tu n’as besoin de remplir aucune paperasse pour avoir accès à un logement.

Catherine Giroux, cheffe du service régional de l’itinérance au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Le CIUSSS laisse une grande latitude aux organismes communautaires pour loger les sans-abri, mais en échange, il « veut des résultats ». La rapidité d’action est cruciale, insiste Mme Giroux. « Plus tu attends pour placer en logement une personne qui a des problèmes, plus elle va développer des problèmes. »

Le million de dollars investi par le CIUSSS cette année dans le programme ERL servira à payer les premiers mois de loyer d’environ 90 personnes, de même que les honoraires des organismes qui auront fait tout le démarchage et l’accompagnement.

Il n’existe pas encore de bilan complet de l’exercice, mais à 11 000 $ en moyenne pour sortir quelqu’un de la rue, ça ressemble à une excellente affaire. Aussi bien pour les nouveaux locataires que pour l’État.

Le gouvernement Legault suit avec intérêt les avancées de ce programme, me dit-on.

J’espère.

Et comment ça se passe, concrètement, dans les immeubles montréalais où ont abouti ces ex-sans-abri ? Plutôt bien, si je me fie aux trois propriétaires à qui j’ai parlé.

Andrew Pecs, un comptable dans la soixantaine qui possède six appartements dans le sud-ouest de l’île, a accepté d’en louer deux à des locataires recommandés par la Mission Bon Accueil. Un grand quatre et demie à une femme d’origine africaine et ses deux enfants, et un studio à un jeune homme d’origine maghrébine.

Je mentionne leur origine, car M. Pecs, fils d’immigrants hongrois arrivés ici en 1956 avec cinq dollars en poche, croit fermement en cette idée de donner un nouveau départ à des gens qui en ont bien besoin, comme ses parents à l’époque.

Ses deux locataires paient rubis sur l’ongle chaque mois et occupent un emploi.

« Je veux soutenir les gens travaillants, qui veulent améliorer leur sort, et ne veulent pas dépendre du gouvernement », m’a-t-il confié.

Le Montréalais, qui a choisi d’accorder à ses frais un rabais d’environ 15 % sur ses loyers habituels, encourage les propriétaires d’immeubles de logements à faire de même. « Je comprends que nous sommes dans une société capitaliste où on doit faire de l’argent, mais il y a aussi le concept de redonner. Si vous avez plusieurs unités locatives, peut-être pouvez-vous envisager d’en louer une. »

Le programme ERL et la grandeur d’âme de propriétaires comme Andrew Pecs ne régleront certainement pas à eux seuls la crise de l’itinérance. Une bonne partie des gens dans la rue ont des problèmes sévères qui requièrent des logements adaptés et une forte supervision. Les besoins sont titanesques.

Mais il s’agit certainement d’un exemple probant de ce qui peut être fait en ajoutant quelques gouttes de lubrifiant, et une dose de bonne foi, aux rouages grinçants de la machine administrative.

Lubrification qui sera de plus en plus nécessaire, puisque la crise ne montre aucun signe de vouloir se résorber.