À l’ouest de la rivière des Outaouais, on crie à la censure. La controverse, toute fraîche, a un air de déjà-vu. Au moment où nous écrivons ces lignes, une pétition compte près de 60 000 signatures. Et rebelote pour l’Université d’Ottawa, une fois de plus accusée de bafouer la liberté d’expression d’un membre de sa communauté…

Après l’affaire Verushka Lieutenant-Duval, après l’affaire Amir Attaran, voilà que se dessine l’affaire Yipeng Ge. En jeu : la liberté d’expression de ce résident en médecine, qui a défendu des positions propalestiniennes sur ses réseaux sociaux. Et qui en aurait payé le prix en étant suspendu de son programme d’études par l’Université d’Ottawa. La pétition exige la levée immédiate de la suspension, des excuses et, tant qu’à y être, une enquête approfondie sur cette histoire.

Je ne sais pas pour vous, mais je crois avoir entendu le soupir de lassitude extrême qu’a poussé le recteur Jacques Frémont quand le dossier a atterri sur son bureau…

D’autant plus que cette histoire n’est pas facile à trancher.

Ce n’est pas comme l’affaire Verushka Lieutenant-Duval, cette chargée de cours victime d’une chasse aux sorcières en ligne, en 2020, pour avoir prononcé le « mot commençant par N » dans un contexte académique. Dans son cas, c’était évident : l’Université d’Ottawa aurait dû la soutenir au lieu de la blâmer. Elle aurait dû lui présenter des excuses, ce qui n’arrivera malheureusement jamais.

Ce n’est pas non plus comme l’affaire Amir Attaran, qui avait écrit en 2021 que le Québec était l’Alabama du Nord et que le gouvernement Legault était suprémaciste, entre autres gentillesses à l’égard de notre belle province. L’Université d’Ottawa avait refusé de sanctionner son professeur. Avec raison : la liberté d’expression, c’est aussi la liberté d’écrire des conneries.

Cette fois, ça semble plus compliqué. L’Université d’Ottawa dit avoir reçu des plaintes à propos d’un résident qui « aurait enfreint les normes professionnelles de la Faculté de médecine et celles de l’Ordre des médecins et des chirurgiens de l’Ontario ». Des « mesures provisoires » ont été prises, le temps pour l’Université de vérifier si les plaintes sont fondées. « Dans l’intervalle, la personne continuera de toucher le salaire et les avantages sociaux associés à son poste. »

Le DYipeng Ge a décliné ma demande d’entrevue, se disant « impliqué dans une procédure judiciaire ».

J’ai un peu épluché ses réseaux sociaux et, franchement, il n’apparaît pas comme un adepte des discours incendiaires. Plutôt comme un jeune médecin engagé qui désespère devant les souffrances du peuple palestinien. Il s’alarme des frappes contre des hôpitaux à Gaza. Il relaie les appels au cessez-le-feu de l’UNICEF, de Médecins sans frontières, de l’Organisation mondiale de la santé…

Cela dit, le DYoni Freedhoff, professeur associé à la faculté de médecine, aurait toutefois déniché à travers tout cela quelques publications plus douteuses. Dans son blogue, le prof accuse notamment le résident d’avoir écrit ceci : « Si la phrase “Du fleuve à la mer” vous rend mal à l’aise, vous pensez probablement que la liberté des Palestiniens constitue une menace inhérente à la sécurité des Juifs. »

Le problème, c’est que le slogan « Du fleuve à la mer » ne veut pas dire la même chose pour tout le monde.

On l’entend régulièrement dans les manifestations à l’appui de la Palestine. Pour bien des militants de gauche, il s’agit d’un slogan prodémocratie. « “Du fleuve à la mer” est un appel à la liberté, aux droits de l’homme et à la coexistence pacifique », a récemment tenté d’expliquer Rashida Tlaib, représentante démocrate du Michigan au Congrès.

Ça n’a pas empêché la Chambre des représentants de la sanctionner pour avoir utilisé la formule…

En Autriche, prononcer le slogan deviendra une infraction criminelle. Au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, on songe également à le rendre illégal. À Montréal, le Cinéma du Parc a été forcé d’annuler la projection de documentaires sur la Palestine à cause du titre du programme de la soirée : « Du fleuve à la mer ». Il y avait eu une pétition, puis une contre-pétition, puis une manifestation…

L’idée du Cinéma du Parc était d’établir un dialogue, cela a viré à la cacophonie.

Il faut comprendre que, pour la plupart des Israéliens, ce slogan est un appel pur et simple à leur extermination. Un appel à l’éradication de l’État hébreu, du Jourdain à la Méditerranée. Cette interprétation n’est pas particulièrement paranoïaque. Même que la phrase apparaît dans la charte du Hamas, vous savez, ce groupe terroriste qui a tué 1200 civils israéliens il y a, quoi, un mois et demi ?

Alors évidemment, si vous scandez ce slogan à tue-tête dans des manifs, juste après le plus gros massacre perpétré contre des Juifs depuis la Shoah, il se peut que certains passants vous fassent de gros yeux. Il se peut même que d’autres aient peur de vous…

Et si vous l’écrivez sur vos réseaux sociaux, eh bien, il se peut que ça vous rebondisse en plein visage.

La liberté d’expression, disais-je, c’est aussi celle d’écrire des conneries. Mais elle n’est évidemment pas absolue. On ne peut pas appeler à l’élimination des ennemis du peuple de Gaza, comme l’a fait le sulfureux prédicateur Adil Charkaoui lors d’une manifestation à Montréal. On ne peut pas tenir des discours haineux ou inciter à la violence.

L’Université d’Ottawa doit trancher : le DYipeng Ge a-t-il franchi cette ligne rouge ? Si on se fie à la pétition, des dizaines de milliers de personnes sont convaincues que le médecin résident ne mérite pas ce traitement. Son histoire, en tout cas, illustre bien la difficulté, en ces temps durs, d’exprimer la moindre sympathie envers les civils palestiniens sans craindre d’être taxé d’antisémitisme.

Sans avoir peur, une fois de plus, de se faire annuler.