Les yeux plantés dans la caméra, Steeve Gagnon livre un diagnostic sombre et halluciné sur l’état de la société. « Sérieux, là, sérieux, là… le monde, là… bobo, bobo, bobo, bobobo dans leu’ têtes en tabarnak, là… », bredouille-t-il en tapotant sa propre tempe.

C’était quelques jours avant que l’homme de 38 ans ne prenne le volant de sa camionnette pour foncer au hasard sur des gens sortis profiter d’un après-midi ensoleillé, lundi, au centre-ville d’Amqui.

Dans sa dernière vidéo, diffusée le jour du drame, Steeve Gagnon délire sur la cocaïne, les cartels et les postes de police chinois. « Quand j’ai commencé à m’ouvrir la trappe sur Facebook, ça a foutu le bordel dans leurs affaires… »

Je ne suis pas psychiatre. Même si je l’étais, je ne pourrais rien conclure de ces vidéos. Seule une évaluation en personne permettra d’établir un diagnostic sur l’état de santé mentale de Steeve Gagnon.

Tout ce que je peux dire, après avoir écouté ses propos décousus, c’est qu’il ne semblait pas très bien, quelques heures avant de commettre l’irréparable. Pour reprendre ses propres mots, il avait l’air d’avoir des bobos dans la tête.

D’accord, il faut attendre le procès. Surtout, ne pas tirer trop vite des conclusions. Mais la question de la santé mentale se pose, inévitablement. Avec d’autant plus d’acuité que c’est la deuxième fois en deux mois.

On n’avait pas fini de sécher nos larmes pour Laval qu’on se remet à pleurer pour Amqui. Aux deux endroits, des vies fauchées au hasard. Celles de bambins. Celles de retraités. Quelle cruauté.

C’est tellement horrible qu’on cherche à tout prix une explication. Qui tuerait des innocents ? Une fillette qui avait la vie devant elle ? Un doux grand-père qui aimait danser ? Dans un cas comme dans l’autre, on se dit que ça n’a pas de sens. On se dit que c’est de la pure folie.

Or, la plupart du temps, ce n’est pas le cas.

Aux États-Unis, les études montrent un faible lien entre les tueries de masse et les maladies mentales graves, comme des psychoses.

Après avoir analysé 1315 tueries, des chercheurs du département de psychiatrie de l’Université Columbia ont noté des symptômes psychotiques chez seulement 11 % des tueurs1. Parmi ceux qui avaient utilisé autre chose qu’une arme à feu, comme un couteau ou un véhicule, 18 % montraient ces symptômes.

Ça arrive, donc. Mais pas très souvent. Le danger, c’est que ces tragédies poussent le public à penser que toute personne ayant un diagnostic de maladie mentale sérieuse représente une menace à la sécurité publique.

En réalité, la très vaste majorité de ces personnes ne sont absolument pas violentes et n’ont surtout pas à payer pour les actes perpétrés par une minorité.

Beaucoup d’experts ont d’ailleurs sursauté, mardi, lorsque le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, a laissé entendre qu’on pourrait retirer leur permis de conduire aux personnes atteintes de maladie mentale grave et diagnostiquée.

Suggérer ça, c’était un peu l’équivalent de proposer d’armer les profs ou de réduire le nombre de portes pour limiter les tueries dans les écoles américaines. Le ministre Bonnardel se trompait manifestement de cible. Heureusement, il a vite reculé.

Imaginez, priver une personne de son permis de conduire parce qu’elle souffre de schizophrénie. La priver de son autonomie, de son travail peut-être, de ses liens sociaux… ce serait profondément injuste et discriminatoire.

La solution, la vraie, c’est de mieux soigner ceux qui souffrent. Pour cela, il faut donner aux équipes spécialisées en psychiatrie les moyens de le faire.

Un reportage d’Enquête, à Radio-Canada, s’est penché jeudi sur des crimes commis dans la dernière année au Québec par des gens atteints de troubles psychiatriques2. Plusieurs d’entre eux avaient fait l’objet d’un signalement avant de passer à l’acte.

C’est le cas de Kim Lebel, qui a tué un homme à coups de barre de fer à Québec, en avril 2022. Deux jours avant le meurtre, ses parents inquiets avaient contacté la police, espérant le faire interner dans un centre psychiatrique. En vain.

En août 2022, Abdullah Shaikh a tué trois personnes au hasard des rues de Montréal et de Laval, avant d’être abattu dans un motel. L’homme souffrait de schizophrénie, mais l’hôpital l’avait laissé partir.

Il faut dire que les psychiatres subissent d’intenses pressions pour libérer des lits. « Il y a des gestionnaires qui disent : “Combien de congés tu vas donner aujourd’hui ?” Des fois, on donne des congés puis on est inquiets », confie la psychiatre Marie-Frédérique Allard dans le reportage d’Enquête.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le premier ministre du Québec, François Legault, s’est rendu jeudi sur les lieux du drame, à Amqui.

Il y a eu d’autres drames. En octobre, une octogénaire poignardée dans sa résidence pour aînés de Montréal. En février, la garderie de Laval. Et maintenant, Amqui. « C’est vrai au Québec et c’est vrai ailleurs dans le monde : il y a de plus en plus de ce genre d’actes [à la suite de] problèmes de santé mentale », a reconnu François Legault, jeudi, dans la petite ville du Bas-Saint-Laurent.

Le premier ministre a promis d’investir en santé mentale dans le budget qui sera déposé la semaine prochaine. Il est plus que temps.

Personne ne veut d’un retour à l’époque où on enfermait les fous à l’asile pour le reste de leur vie. Mais personne ne veut davantage d’une société qui jette à la rue des gens potentiellement dangereux – pour eux ou pour les autres.

1. Consultez une étude du département de psychiatrie de l’Université Columbia (en anglais) 2. Lisez le reportage d’Enquête de Radio-Canada