Dénoncer ou se taire ? Protéger une ado contre son gré ou « se mêler de ses affaires » ?

Amélie* ne s’est pas posé la question longtemps. Le jour de la rentrée scolaire à l’automne, elle a écrit à la directrice de l’école secondaire Ozias-Leduc pour dénoncer un prof.

Pendant tout l’été, ce professeur de 64 ans avait passé des heures à « texter » et à échanger sur Teams avec une élève de 14 ans.

Louche…

Amélie a 20 ans. Elle a travaillé tout l’été 2022 avec Béatrice*, cette élève de 14 ans. Chaque jour, Béatrice lui faisait des confidences sur sa relation avec ce prof tellement à l’écoute, tellement empathique, tellement cool.

Parfois, Béatrice arrivait fatiguée au travail : elle avait « chatté » jusqu’à 3 h du matin avec le prof.

« Pas sûre que c’est prudent, ton affaire…

— Inquiète-toi pas, je sais ce que je fais », répondait Béatrice.

Plus elle en apprenait, plus Amélie était inquiète. Le prof ne faisait pas que de l’écoute active. Il faisait des allusions sexuelles à répétition.

Quand l’ado a fait des commentaires sur la corpulence et la taille des mains du prof, il a répondu que ce n’était « pas la seule chose qui est grosse » chez lui.

Il commentait ses décolletés. Il voulait obtenir des détails sur sa vie sexuelle, sa relation avec son ex-copain. Il lui envoyait des émojis d’aubergine, de pêche et de langue. Il disait que quand elle aurait 18 ans, il lui ferait un câlin. Elle semblait s’en amuser.

Tout ça se faisait par écrit. Ils ne se voyaient pas. Mais fin août, quand il y a eu des allusions de rapprochement physique après la rentrée, l’adolescente a exprimé à Amélie sa crainte que le prof devienne « trop collant ». Même si elle disait ne voir rien de répréhensible dans ses échanges jusque-là.

Béatrice demandait à Amélie de garder le secret. En entendant ça, Amélie croyait entendre les propres mots du prof dans la bouche de l’élève.

Elle n’a pas vraiment hésité, disais-je. Elle a dénoncé la situation à l’école le 30 août. Le prof a été immédiatement suspendu. À l’automne, il a pris discrètement sa retraite.

La semaine dernière, la mère d’Amélie lui dit : « As-tu vu ça, dans Le Journal de Montréal ? Il y avait un prof proxénète à Ozias-Leduc… »

L’homme s’appelle Serge Dupuis. Il enseignait les sciences depuis 15 ans dans cette école de Mont-Saint-Hilaire. Ni Amélie ni personne à Mont-Saint-Hilaire ne se doutaient que ce prof avait été condamné deux fois dans les années 1990 pour proxénétisme à Québec.

Chose incroyable, Dupuis n’a pas perdu son brevet d’enseignement. Plus incroyable encore, il a réussi à se faire embaucher à Ozias-Leduc. Et quand le gouvernement a ordonné la vérification des antécédents judiciaires du personnel enseignant, on n’a rien trouvé à son sujet.

L’homme n’avait pourtant pas été condamné au Nebraska sous un faux nom. Ni même dans une autre province. Ça s’était passé à 200 kilomètres. Mieux encore : ses condamnations avaient fait la une des journaux.

Le Soleil, 25 octobre 1997 : « Un professeur de sciences physiques à l’école secondaire Vanier, Serge Dupuis, 38 ans, a été accusé hier d’être à la tête d’un réseau de prostitution pour lequel il aurait recruté des mineures, dont quelques étudiantes de son école. »

Le Soleil, 28 novembre 1997 : « Il semble bien que Serge Dupuis, ce professeur de l’école secondaire Vanier accusé le 24 octobre de proxénétisme impliquant des étudiantes, n’ait pas appris sa leçon. Il a de nouveau été arrêté, mercredi soir, en compagnie de trois jeunes filles dans le stationnement du motel Jessy sur le boulevard Hamel. »

Il plaide coupable en décembre 1997 et est condamné à une semaine (sept jours) d’emprisonnement pour avoir vécu des fruits de la prostitution. Congédié en février 1998, il est de nouveau arrêté un mois plus tard, à la tête d’un nouveau réseau d’« hôtesses ».

Le Soleil, 11 juin 1998 : « Le célèbre professeur et proxénète Serge Dupuis a reçu, hier, une sentence de deux ans moins un jour de prison. »

En 2007, il faut croire que sa célébrité n’avait pas circulé jusqu’en Montérégie : il devenait professeur de sciences à Ozias-Leduc.

L’école a pris au sérieux la lettre d’Amélie. Dupuis a été suspendu rapidement. Il n’a plus enseigné à l’école.

Mais ce n’est que le 15 février, quand Le Journal de Montréal a révélé l’affaire, que l’école a écrit aux parents. « Une faille dans le processus, s’expliquant par une erreur humaine », a permis à Serge Dupuis d’enseigner malgré trois condamnations, et de continuer à être en contact avec des mineures.

Ça ne vous tentait pas d’avertir les parents, les profs, des motifs de cette suspension, à la lumière des antécédents graves de Dupuis ? Fallait-il attendre caché sous une roche que ça sorte – ou pas – dans le journal ? Peut-être que personne ne va s’en rendre compte…

Un peu comme si, pour éviter de mal paraître, on espérait que tout s’évanouisse silencieusement.

Un peu comme si des avocats avaient dicté la lettre et celle du centre de services scolaire. On sait quel est le premier conseil des avocats en général : surtout ne rien admettre ! Il ne faudrait jamais reconnaître de responsabilité !

On n’a pas signalé de victimes, mais en soi, cette incurie exorbitante a mis ce proxénète récidiviste en contact avec des adolescentes pendant des années, les a mises potentiellement en danger.

Une vague « erreur humaine », comme un brouillard administratif.

La police a appelé Amélie début février. L’enquête se poursuit. Peut-être va-t-on lui demander une déposition…

À la fin de notre conversation, Amélie m’a expliqué pourquoi elle avait envoyé sa lettre.

« C’est ma responsabilité, quand même !

« Je me disais : si jamais j’apprends qu’elle a été abusée et que je n’ai rien fait pour l’empêcher, je serais responsable. »

Remarquez bien. Elle n’a pas dit : je me sentirais coupable, ou je ne me le serais pas pardonné.

Non. Elle a choisi ce mot exigeant, ce mot fondamental qui fait si peur aux organisations où règne le sauve-qui-peut : responsable.

* Prénoms fictifs