« La fatigue est le nouveau small talk, un sujet tellement partagé qu’il nous unit au même titre que la dernière bordée de neige », écrit Véronique Grenier dans l’introduction de l’essai À boutte. Une exploration de nos fatigues ordinaires (Atelier 10).

J’ai tout de suite été séduite par le titre, qui sonne comme l’hymne d’une époque. Mais le sujet m’attirait moyennement a priori. Surtout en décembre, après près de trois ans de pandémie, alors que tant de choses nous fatiguent, que les journées sont trop courtes et nos to-do lists, toujours trop longues.

J’ai donc commencé à lire un peu à reculons, craignant que cette « odyssée de la fatigue » à laquelle nous convie l’autrice soit forcément éreintante, à l’image du sujet traité.

En fait, c’est tout le contraire. Cet essai de 82 pages qui dissèque avec minutie notre épuisement collectif est étrangement apaisant. En faisant l’inventaire de nos fatigues ordinaires – celle du quotidien, celle de nos vies numériques, celle de l’information, celle de la parentalité et d’autres encore –, Véronique Grenier navigue habilement au confluent de l’anecdote et de l’analyse. Loin d’être une longue complainte, son essai très dense, ponctué d’intermèdes plus légers, nous offre une réflexion empathique sur notre époque « à boutte ».

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Véronique Grenier, qui est professeure de philosophie au collégial et mère de deux enfants, présumait qu’elle n’était pas toute seule à se sentir « à boutte ».

« Si j’ai eu le goût d’écrire sur la fatigue, c’est que je suis fatiguée depuis l’âge de 10 ans et que maintenant, quand je demande à quelqu’un comment il va, tout le monde me dit qu’il est fatigué ! », me dit-elle.

Elle savait donc d’emblée qu’elle mettait le doigt sur quelque chose qui dépassait sa simple expérience personnelle. Mais elle était loin de s’imaginer qu’autant de gens s’y reconnaîtraient.

J’espérais que ça touche les gens. Mais que ça le fasse à ce point-là, ça m’a dépassée ! J’avais une file au Salon du livre de Montréal pendant deux heures. Ça ne m’était jamais arrivé !

Véronique Grenier, autrice de l’essai À boutte. Une exploration de nos fatigues ordinaires

Les commentaires qu’elle reçoit de lecteurs la touchent tout autant. « Les gens me disent que c’est comme si j’étais dans leur tête et que je nommais exactement comment ils se sentent. Chez d’autres, qui n’avaient pas nécessairement éprouvé toutes les fatigues que j’aborde, il y a eu un effet d’empathie que j’espérais aussi être capable d’aller chercher. »

En se demandant pourquoi nous sommes à ce point épuisés et quoi faire de toutes nos fatigues, Véronique Grenier tend un miroir aux lecteurs.

En auscultant la fatigue de nos vies numériques, elle aborde la crise de l’attention propre à notre époque où on peut scroller à l’infini le fil d’actualité de nos réseaux sociaux. Elle parle de tout ce qu’on perd dans notre monde de connectivité sans fin. Des frontières de moins en moins étanches entre l’intime et le public, le loisir et le travail.

Tout ça est épuisant. Et pour cause. « Les espaces de pleine solitude, d’ennui, ou ceux dans lesquels il ne se passe presque rien sont de moins en moins courants, mais sont nécessaires au repos », écrit-elle.

Surstimulés en permanence, on baigne dans une surabondance d’informations de toutes sortes. Une étude de 2011 publiée dans Science révélait qu’on recevait déjà individuellement à l’époque l’équivalent de 174 journaux par jour. Paradoxalement, alors qu’il est plus important que jamais de savoir lire des textes dans toute leur complexité, on a de plus en plus de mal à se concentrer et à lire en profondeur.

J’ai sursauté en lisant par exemple que 27 % des diplômés universitaires au Québec sont considérés comme des analphabètes fonctionnels1. La statistique m’a paru effrayante. « Ce qui est surtout effrayant, c’est que si on ne lit pas suffisamment, on peut désapprendre à bien lire », souligne Véronique Grenier, en citant Paul Bélanger, professeur émérite au département d’éducation et de formation spécialisées de l’UQAM.

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Tout en explorant les paradoxes de nos vies surmenées, À boutte n’a rien d’un guide pratique ou moralisateur pour vaincre la fatigue et ses méfaits en dix étapes faciles. Vous n’y trouverez pas de nouvelles injonctions à faire du yoga, à fermer votre téléphone cellulaire à tout jamais ou à vous couper de l’actualité trop déprimante.

La fatigue témoigne de « notre porosité », constate Véronique Grenier. Dans un monde en crise, si rien ne nous stresse ni ne nous empêche de dormir, si tout nous indiffère, ce n’est pas nécessairement bon signe.

« J’ai peu de certitudes, dans la vie, mais il me semble clair que si rien ne nous atteint, ne nous émeut ou ne nous choque, on est moins drainé.e. Si on peut écouter les nouvelles sans ressentir de la tristesse ou encore voir des injustices sans se laisser happer, il nous reste sans doute davantage d’énergie, mais on est alors privé.e du pouls de l’existence », écrit-elle.

Ce n’est pas une raison pour célébrer la fatigue des jours. Mais cela permet de la comprendre – et de nous comprendre – un peu mieux.

1. Consultez le « Rapport québécois du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA) »