De tous les articles de la Loi sur la laïcité de l’État (« loi 21 »), le plus controversé est certainement celui qui interdit aux enseignants de porter des signes religieux. L’individualisme omniprésent de notre époque nous fait voir cet enjeu sous l’angle du droit d’un prof de s’habiller comme il veut ou de celui d’afficher sa religion. C’est tellement plus que ça.

La raison

Chaque époque a ses dangers. En ce moment, quatre me font plus peur que les autres et ils sont tous reliés par la réponse qu’il faut leur donner. D’abord, le recul de l’esprit critique : le droit à l’opinion se détache de plus en plus de l’exigence de rigueur. Puis, la force du relativisme : rien n’est vraiment important, on peut faire des compromis sur tout. Ensuite, l’omniprésence du mensonge : post-vérité, hypertrucage, fausses nouvelles. Finalement, le retour du religieux dans l’espace public et même d’une certaine valorisation de l’appartenance religieuse.

La réponse à ces quatre dangers est la même : l’éducation ou, plus précisément, l’esprit critique.

En Europe, l’école publique est le lieu où s’applique le plus grand nombre de règles en matière de laïcité. Ce n’est pas un hasard, c’est là que se forme le citoyen.

Lisez « Pourquoi interdire les signes religieux aux enseignants ? »

L’école sort les enfants de leur milieu d’origine, elle les extrait (parfois même les libère) du cadre social, religieux, politique dans lequel ils ont grandi. Elle les forme au questionnement, au doute, à la démarche scientifique. Bref, elle les émancipe. Elle les émancipe en renforçant leur capacité de raison, cette faculté par laquelle nous pouvons connaître, juger et nous conduire selon nos propres principes.

De leur côté, même si elles n’ont pas toutes la volonté de l’imposer aux autres, toutes les religions affirment porter la vérité divine. C’est l’inverse du doute. L’inverse de la raison. La foi, c’est l’inverse de l’école. L’une est la certitude, l’autre le doute. L’une a des dogmes, l’autre des questions. L’une exige l’adhésion, l’autre construit la liberté.

L’école est le terreau où doit grandir la raison, donc la foi n’y a pas sa place. Ni dans le discours ni dans les apparences.

La neutralité du prof

Porter un signe religieux ostentatoire est une affirmation forte. C’est d’abord une prise de position sur le fait religieux, c’est l’endosser dans les deux sens du terme. C’est faire entrer la religion dans la classe, c’est en faire une forme de publicité ou faire, plus exactement, du prosélytisme passif.

C’est aussi faire entrer le sexisme en classe. Les vêtements prescrits par les différentes religions sont presque toujours différents pour les hommes et les femmes, donc sexistes. L’école ne doit pas cautionner ces pratiques.

Encore une fois, l’individualisme effréné de notre époque nous fait oublier que le professeur personnifie l’État et que cela vient avec des contraintes.

Le policier porte un uniforme, il incarne la loi. L’uniforme de l’enseignant, c’est l’absence de signes politiques ou religieux. Il incarne la neutralité et la laïcité de l’État. Cela fait partie de son travail.

Évidemment, ce que le professeur dit peut correspondre aux objectifs de laïcité de l’État. Toutefois, ce qu’il porte sur lui ne doit pas contredire ce qu’il exprime. Il doit y avoir neutralité et apparence de neutralité.

Prof en position d’autorité ?

La loi oblige les universités et les cégeps à « encadrer les liens intimes » entre professeurs et étudiants. Pourquoi ? Parce que l’on considère que les professeurs sont en position d’autorité, même si tout se passe entre adultes. Il m’apparaît évident que cette relation d’autorité existe avec encore plus de force à la petite école et au secondaire, les élèves sont des enfants !

Les professeurs enseignent, évaluent, sanctionnent, surveillent. Ils décident si un élève obtient ou non son diplôme. Ils éduquent aussi, ils transmettent des façons de vivre en société, d’interagir avec les autres, de gérer des conflits. Ils conseillent, soutiennent, accompagnent. Non seulement les professeurs sont en position d’autorité auprès des enfants, des êtres influençables, mais ce sont des modèles, des gens qui, par ce qu’ils disent et ce qu’ils font, changent des vies. Les fréquenter est obligatoire jusqu’à 16 ans.

Il est évidemment difficile de mesurer avec exactitude l’influence des enseignants sur les élèves, mais il est impossible de la nier. C’est le principe de précaution qui s’applique ; pour préserver la liberté de conscience des enfants, la neutralité doit être totale.

D’ailleurs, la loi interdit déjà aux enseignants de faire valoir leurs opinions politiques dans le cadre de leurs fonctions. Le rôle d’un professeur n’étant pas de faire avancer ses idées, mais d’amener les enfants à définir les leurs. Pourquoi en serait-il autrement pour une prise de position, même passive, sur le fait religieux ?

Pour l’État, défendre la laïcité veut dire laisser la foi dans l’espace privé et promouvoir, dans les enseignements comme dans les apparences, l’exercice de la raison, du jugement critique, de la science. C’est le rôle de l’école.

L’enseignant, quant à lui, personnifie l’État. Il enseigne le jugement critique. Il encourage le doute. Il forme des êtres capables de tout remettre en question. Tout cela exige la laïcité et tout cela est incompatible avec la volonté de certains professeurs d’afficher leur religion durant les heures de bureau.