On aurait dit une scène tirée d’un mauvais film policier américain. Mais pour trop de citoyens noirs victimes de profilage racial, la vidéo ressemble plutôt à une téléréalité humiliante dans laquelle ils jouent bien malgré eux depuis trop longtemps.

Cette fois-ci, la scène se passe dans le stationnement d’un centre commercial à Montréal. Deux policiers décident de détenir un homme noir. Ils le soupçonnent d’avoir volé… sa propre voiture. Ils le menottent.

« Le véhicule est à moi ! Détachez-moi ! », lance l’homme indigné, alors que les policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) semblent avoir réalisé leur erreur.

Comme si ça ne suffisait pas, les policiers se rendent compte qu’ils ont perdu les clés des menottes. Oups !

L’homme innocent humilié essaie de comprendre. « Vous menottez quelqu’un, vous n’avez même pas les clés ? »

S’il avait été un Québécois « comme eux », un homme blanc, l’auraient-ils traité de la même façon ? demande-t-il.

« Moi, je suis un travailleur de la santé, je ne suis pas un bandit ! […] Je ressemble à un bandit ou c’est parce que je suis noir ? »

Quand j’ai vu passer l’histoire choquante de Brice Dossa dans les réseaux sociaux, j’ai d’abord cru à une mauvaise blague. Mais la vidéo troublante de l’intervention nous montre que c’est malheureusement très sérieux.

« Vous n’êtes même pas blessé ! », dit un policier nonchalant à l’homme menotté sans raison, en lui demandant de se calmer. Comme s’il ignorait que l’humiliation blesse autant que les coups.

Non, bien sûr, la vidéo ne nous dit pas tout. Elle ne montre pas ce qui s’est passé avant que les policiers, habillés en civil, menottent leur « suspect ».

Comment des enquêteurs « experts en vols de véhicules », dixit le SPVM, ont-ils pu faire preuve d’aussi peu d’expertise ? Est-ce un cas de profilage racial ?

Samedi, alors que les critiques fusaient devant la vidéo devenue virale dans les réseaux sociaux, le SPVM a annoncé qu’il ouvrait une enquête « pour faire la lumière » sur cette intervention. Depuis, c’est silence radio.

« Nous sommes sensibles au bouleversement et à l’émotion vécus par le citoyen ainsi qu’aux réactions suscitées par l’évènement », m’a-t-on répondu dans un courriel laconique m’avertissant que l’on ne répondrait pas à mes questions.

Vendredi, un SPVM un peu moins « sensible » avait justifié l’intervention en disant que les enquêteurs avaient remarqué un véhicule inoccupé qui semblait volé. Ils auraient donc commencé des démarches de vérifications. Mais avant qu’ils n’aient pu les terminer, un citoyen s’est dirigé vers ladite voiture.

« C’est à ce moment qu’il a été détenu temporairement aux fins d’enquête […]. Le citoyen a été libéré inconditionnellement et sans accusation une fois les vérifications complétées. L’enquête est terminée », a dit le SPVM, en passant sous silence l’épisode embarrassant des menottes sans clés. Ça arrive à tout le monde d’oublier ses clés, non ?

En l’absence de caméras corporelles sur l’uniforme des policiers – promises, mais malheureusement pas encore déployées – montrant l’intervention dans son intégralité, cette version des faits soulève bien des questions, souligne l’avocate criminaliste Nada Boumeftah, présidente de la Clinique juridique de Saint-Michel.

Que s’est-il passé pour que les policiers décident d’intervenir de façon aussi musclée ?

On est en plein jour. On n’est pas devant un individu vêtu d’une cagoule ou qui semble vouloir se cacher. Sa plaque d’immatriculation est visible. Normalement, une vérification d’usage permet de déterminer à qui appartient le véhicule.

Avaient-ils des motifs raisonnables de mettre M. Dossa en détention pour fins d’enquête et ensuite de le menotter ? Ou se sont-ils basés sur un biais conscient ou inconscient pour se dire ‟voilà notre suspect” en voyant un individu racisé s’approcher de ce véhicule ?

Nada Boumeftah, présidente de la Clinique juridique de Saint-Michel.

La loi permet aux policiers de menotter une personne si c’est pour des raisons de sécurité ou s’ils craignent que l’individu prenne la fuite. Mais si on le fait sans motifs réels ou soupçons raisonnables, simplement parce qu’un biais inconscient nous dit qu’un homme noir constitue une menace, on tombe alors dans le profilage racial.

« Si les policiers étaient devant un homme blanc qui s’était approché du véhicule, auraient-ils vraiment réagi de la même façon ? Je ne sais pas… Mais la question se pose. »

En juillet 2020, le SPVM était très fier de présenter en grande pompe sa première politique sur les interpellations. La politique faisait suite à un rapport accablant montrant que les Noirs, les Arabes et les Autochtones étaient interpellés par le SPVM de façon disproportionnée. « Concrètement, la politique interdira toute interpellation sans fondement, aléatoire ou basée sur un critère discriminatoire », promettait-on. C’est aussi ce que recommandait le Groupe d’action contre le racisme créé par le gouvernement Legault dans la foulée de la mort de George Floyd.

Deux ans plus tard, au-delà des belles promesses, rien n’a vraiment changé sur le terrain, constate MBoumeftah. Les cas de profilage se suivent et se ressemblent. Et le lien de confiance avec la police est plus malmené que jamais.

« On ne dit pas que les policiers sont racistes. Mais il y a clairement un manque de communication, d’information et de connaissances parmi les patrouilleurs lorsqu’on parle par exemple de biais inconscients. »

La déclaration malheureuse du premier ministre à la suite de la décision de la Cour supérieure sur le profilage racial ordonnant la fin des interceptions routières sans motif réel n’a rien fait pour arranger la chose. Mélangeant bien des choses et invoquant la violence dans « certains quartiers » de Montréal, François Legault a dit qu’il fallait « laisser les policiers faire leur travail ».

La bavure de jeudi dernier n’est pas un cas d’interpellation routière aléatoire visé par la décision de la Cour supérieure. Mais une telle affaire mine encore davantage les liens de confiance des citoyens racisés à l’égard de la police.

Pour rebâtir ces liens et honorer sa promesse de mettre fin au profilage racial, Québec serait bien avisé de ne pas porter en appel la décision de la Cour supérieure.

Car perdre les clés de ses menottes est une chose. Perdre la confiance de ses citoyens en est une autre.