Sa kôhkom s’appelait Mary Greyeyes. Mais au pensionnat pour Autochtone où elle a été emmenée de force à l’âge de 6 ans, elle n’avait même plus de nom. Elle était juste un numéro. Numéro 25.

Chaque rentrée scolaire, l’enfant crie devenue numéro était dépossédée de tout ce qu’elle était. On l’arrachait à sa famille, on la déshabillait, on la plongeait dans du kérosène sous prétexte d’éliminer ses poux. On lui interdisait de parler sa langue, la seule qu’elle connaissait. Et c’était parti pour dix mois de sévices et de négligence auxquels bien des enfants ne survivaient pas.

Longtemps, Mary Greyeyes est restée muette à ce sujet. Jusqu’au jour où le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones a été dévoilé, se rappelle sa petite-fille Manon Tremblay, directrice principale des directions autochtones de l’Université Concordia.

Elle revoit la scène. Dans le salon de sa kôhkom, la télé était allumée. Aux nouvelles, il était question de la proportion ahurissante d’Autochtones victimes d’agressions sexuelles, dévoilée par la commission.

Pour la première fois de sa vie, à l’âge de 83 ans, sa grand-mère, survivante du régime des pensionnats, a osé entrouvrir un tiroir qu’elle gardait bien fermé. Non, elle n’avait pas été agressée, a-t-elle laissé tomber. « Mais c’est simplement parce que j’étais trop laide et que les prêtres n’étaient pas intéressés à moi… »

Avait-elle été témoin de sévices ? a demandé sa petite-fille. « Oui, constamment. Mes propres frères et sœurs en ont été victimes. »

En ce 30 septembre, Journée du chandail orange pour les Autochtones, nommée Journée nationale de la vérité et de la réconciliation par le gouvernement fédéral, Manon Tremblay pense à sa grand-mère, aujourd’hui disparue, à sa famille et à tous les Autochtones qui ont survécu (ou pas) au supplice des pensionnats. Elle pense aux séquelles de plus de 150 ans de politiques d’assimilation racistes.

À une certaine époque, le taux de mortalité du pensionnat St. Michael à Duck Lake, en Saskatchewan, où a été envoyée sa grand-mère, était de 50 %. Les enfants y étaient presque assurés d’attraper la tuberculose. « Les sœurs et les prêtres qui géraient ces écoles n’envoyaient pas nécessairement les enfants se faire traiter. »

PHOTO FOURNIE PAR MANON TREMBLAY

Mary Greyeyes, qui porte le numéro 25 sur la photo, a été emmenée de force au pensionnat pour Autochtone de St. Michael, à Duck Lake, en Saskatchewan, à l’âge de 6 ans.

Robert, le petit frère de Mary Greyeyes, n’y a pas échappé. Même si elle a réussi à alerter ses parents en cachette dans l’espoir qu’il puisse être soigné à temps, il était trop tard. Il est mort sur le chemin du retour à la maison. Il n’avait que 8 ans.

D’autres parents n’étaient avisés du décès de leur enfant qu’au moment de venir le chercher au pensionnat au mois de juin. Quel numéro ? Ah ! Désolé… Il n’y a plus d’enfant à ce numéro. Il est mort il y a quelques mois déjà. On ne sait pas trop où il a été enterré. Quelque part aux alentours de l’école. Sans croix, sans pierre tombale, sans rien…

Pour Manon Tremblay et tous ceux pour qui cette tragédie est associée à des noms, des visages et de douloureux silences, la découverte de corps d’enfants enterrés sur le site d’anciens pensionnats l’année dernière n’avait rien d’une surprise. Mais pour les autres, il y a eu un éveil des consciences. « Même si ça fait assez longtemps que l’on parle de pensionnats, de nos expériences, je pense que ça restait encore des histoires abstraites. Mais quand on commence à trouver des corps, ça devient très réel pour les gens. Cela a choqué le pays. »

Manon Tremblay, qui a grandi à Montréal, a appris la langue crie sur le tard. « On a inculqué à ma grand-mère et à tous ceux qui sont passés par les pensionnats que nos langues étaient des langues du diable. Celles d’un peuple inférieur, de cerveaux inférieurs. Ça leur a enlevé leur fierté culturelle et linguistique. Pour protéger les générations futures, ils n’ont pas transmis leur langue. »

Ses grands-parents disaient toujours qu’ils ne s’en souvenaient pas. Mais à l’adolescence, après avoir entendu ses grands-parents parler leur langue avec leurs proches à l’occasion de leur 50anniversaire de mariage, la jeune Manon a vu que c’était faux. Elle a demandé de l’apprendre. Ses grands-parents ont fait ce qu’ils pouvaient. Puis, à l’âge de 20 ans, elle est allée vivre en immersion deux ans dans sa communauté, en Saskatchewan. Elle a aussi suivi des cours à l’université pour bien se réapproprier sa langue. « Et c’est à travers cette expérience que mes grands-parents ont commencé à s’ouvrir un peu plus sur leur culture et leur vécu. »

Et maintenant, quoi ? Au lieu d’une enquête sur les pensionnats autochtones, Manon Tremblay aimerait plutôt que des actions soient posées. « Je voudrais voir des ressources débloquées pour aider ceux qui souffrent de traumatismes intergénérationnels. Pour bonifier les services sociaux qui sont offerts aux Autochtones. Pour s’assurer qu’il y ait de bons programmes de sensibilisation, surtout dans le milieu de la santé et des services sociaux. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Une centaine de paires de souliers d’enfants laissés devant le parvis de l’église de Kahnawake, l’année dernière, en hommage aux corps d’enfants retrouvés enterrés anonymement sur les terrains de plusieurs pensionnats pour Autochtones au XXe siècle.

Pour l’heure, ce n’est pas très fort, dit-elle, en faisant référence à la formation obligatoire sur les réalités autochtones, mise en place par le gouvernement Legault à la mort de Joyce Echaquan. Une formation dénoncée comme « colonialiste », « nuisible » et « datée » 1.

Les situations comme ce qui a été vécu par Joyce ne sont pas à la veille de se résoudre.

Manon Tremblay

Avec un premier ministre qui refuse d’admettre l’existence même du racisme systémique, il est encore loin le chemin vers la vérité et la réconciliation, constate-t-elle. Mais il faudra bien le trouver.

« Il ne faut pas laisser le passé dicter notre avenir. Mais il ne faut jamais oublier. Il faut être très conscient d’où on vient et aller vers l’avant. »

1. Consultez l’article de Radio-Canada