Connaissez-vous le whataboutisme ? C’est un sophisme visant à faire dévier une critique par un reproche qui n’a strictement rien à voir avec l’enjeu dont il est question. Ça vient des mots anglais what about, c’est-à-dire « qu’en est-il », en français. Comme dans : « Vous me parlez de x, mais qu’en est-il de y ? »

Bref, le 21 septembre, le monde a eu droit à un cas extrême de whataboutisme. Cela se passait devant l’Assemblée générale des Nations unies. Dénonçant les « deux poids, deux mesures » des Occidentaux en matière de droits de la personne, le président iranien, Ebrahim Raïssi, a rappelé aux chefs d’État de la planète que son régime n’était pas si mal, finalement, comparé au… Canada, où les « corps de centaines d’enfants » autochtones avaient été découverts « dans des fosses communes » sur le site d’un ancien pensionnat.

Passons outre le fait qu’il n’a jamais été question de fosses communes, mais de tombes non marquées. Le plus invraisemblable, dans cette histoire, c’est que le président de la république islamique se soit fendu de cette déclaration alors même que, dans les rues de l’Iran, on comptait les morts.

On n’a malheureusement pas fini de les compter, d’ailleurs. Depuis que la jeune Mahsa Amini a été battue à mort, le 16 septembre, pour avoir montré quelques mèches de cheveux en public, la rue iranienne ne décolère pas. Onze nuits, maintenant, que les gens manifestent au péril de leur vie. Ils manifesteront encore, cette nuit, malgré les gaz lacrymogènes, les canons à eau, les coups de matraque et les balles.

La déclaration du président Raïssi n’a pas du tout surpris Vahid Yücesoy, spécialiste de l’islam politique au Moyen-Orient et doctorant à l’Université de Montréal. « C’est typique du régime iranien », qui cherche à instrumentaliser les causes progressistes de l’Occident à son avantage.

« Effectivement, ce que le Canada a fait subir aux Autochtones est épouvantable, admet le chercheur. Mais il faut rappeler le contexte. Ça s’est passé il y a plusieurs décennies. On a entamé une discussion collective nationale. Le Canada a présenté des excuses. Rien de tout ça n’a été fait en Iran. On parle d’une répression qui se déroule actuellement… »

En Occident, nous sommes nombreux à nous rendre coupables de whataboutisme lorsqu’il est question du calvaire des femmes iraniennes, forcées de porter le hijab par des ayatollahs rétrogrades et misogynes depuis maintenant 43 longues années.

Nous ne pouvons nous empêcher de faire des comparaisons boiteuses avec ce qui se passe en Europe ou en Amérique du Nord. « Si vous défendez les femmes iraniennes qui enlèvent leur hijab mais ne défendez pas les femmes françaises qui veulent le porter, alors vous n’êtes pas l’allié que vous pensez être », a par exemple écrit un entrepreneur américain dans un tweet « aimé » des centaines de milliers de fois.

Encore une fois, pourtant, le contexte est crucial, plaide Vahid Yücesoy. « Dans aucun pays occidental interdisant le foulard les femmes ne sont battues, emprisonnées, tabassées, humiliées. […] Ce genre de comparaison est dangereux », dit-il, parce qu’il minimise la tragédie iranienne.

Cette tragédie n’a pas à être récupérée pour alimenter nos batailles occidentales sur le port du voile. Elle n’a rien à voir avec la laïcité en France, la loi 21 de François Legault ou le multiculturalisme à la Justin Trudeau. Rien à voir avec nos débats, nos chicanes, notre nombril.

Il s’agit plutôt du courage de milliers de femmes iraniennes qui affrontent depuis 11 nuits la police des mœurs d’un régime oppressif, dépassé, terriblement étouffant. Et des milliers d’hommes qui les soutiennent, au péril de leur vie.

Il s’agit de la lutte d’un peuple pour la liberté.

Il est trop tôt pour parler de révolution.

N’empêche, la détermination de la foule, sa fureur lorsqu’elle scande : « Mort au dictateur ! » montrent que ces manifs contre le port obligatoire du hijab sont – peut-être – en train de se transformer en révolte totale contre le régime des ayatollahs.

Des mouvements de contestation, il y en a eu beaucoup depuis la révolution islamique de 1979, rappelle Vahid Yücesoy. L’appareil coercitif de l’Iran les a toutes matées dans le sang.

Cette fois, même si la grande majorité des Iraniens sont contre l’obligation de porter le voile, la théocratie ne cédera pas un pouce. Il en va de sa survie. « C’est un régime qui a écrit son idéologie sur le corps des femmes, note le chercheur. Selon plusieurs experts, du moment où le foulard obligatoire tombe, le régime islamique tombe aussi. »

Parce que si les Iraniennes gagnent le droit de se découvrir, les ayatollahs, eux, seront démasqués. « Déjà, il n’y a pas beaucoup d’Iraniens pratiquants ; les mosquées sont vides. Si le foulard tombe aussi, ça donnerait l’impression que la république islamique n’est qu’une étiquette. Ça fait très peur aux hauts dirigeants du régime, parce que ça marquerait l’échec de leur idéologie dans la société. »

Justin Trudeau a annoncé lundi des sanctions contre des dizaines de dirigeants iraniens, dont ceux de la « soi-disant police des mœurs ».

Mais le Canada refuse encore d’inscrire les Gardiens de la révolution islamique à la liste des organisations terroristes – comme l’ont fait les États-Unis et comme le réclament de très nombreux Canado-Iraniens.

Il est temps que les gouvernements occidentaux en fassent davantage pour cesser de légitimer cette dictature vieillissante, estime Vahid Yücesoy. « Les Iraniens disent : ‟On ne veut pas que vous veniez nous sauver, on est capables de faire le travail, mais arrêtez de sauver le régime !” »