C’est au troisième jour de la rentrée que l’enfant a explosé. C’était au début de septembre, dans la classe de maternelle d’une école du Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM).

« Il tirait sur un jouet en se disputant avec un autre enfant, me raconte Anne-Marie B.*, l’enseignante. Je leur ai enlevé le jouet pour avoir son attention à lui et… et il est devenu violent. »

Le garçon lui a sauté dessus, l’a frappée, l’a griffée, lui a arraché des cheveux. « Il est redevenu super calme quand j’ai demandé à un enfant d’appuyer sur le bouton de l’intercom pour demander de l’aide. En entendant le son de l’intercom, il s’est calmé… »

Une travailleuse en éducation spécialisée (TES) est arrivée en trombe avec un collègue, pour maîtriser l’enfant. Anne-Marie a rencontré la mère, cet après-midi-là. Réaction de la mère : « On espérait qu’il ne ferait plus ça… »

Vérification faite, l’enfant avait des comportements violents semblables à son ancienne école, dans un autre centre de services scolaire. Personne n’avait averti le personnel de la nouvelle école, dont Anne-Marie.

« La semaine suivante, dit-elle, quand il était turbulent, j’ai tenté de l’ignorer. Il a commencé à s’en prendre aux autres élèves : il a ramassé une chaise et en a poussé deux contre le mur avant que je ne puisse m’interposer… Il y a eu escalade assez vite, j’ai fait sortir tous les élèves pour assurer la sécurité d’un maximum d’enfants. »

Seul dans la classe, l’enfant a commencé à déchirer des livres.

Les TES sont arrivés, encore.

Je souligne qu’une de ses collègues, à qui j’ai parlé, m’a dit qu’Anne-Marie est exemplaire dans sa gestion de classe.

Au café où elle me raconte l’épisode, Anne-Marie me montre les vestiges d’une ecchymose sur sa poitrine, trace des coups qu’elle a reçus de l’élève, dix jours plus tôt.

Elle se met à me raconter sa vie, cette envie brûlante de devenir enseignante, qu’elle a toujours eue.

Elle a été prof pendant 11 ans.

Elle a a-do-ré…

Adoré le contact avec les enfants, adoré se sentir utile, adoré savoir que les parents l’appréciaient au point d’en jaser entre eux, au point de croiser les doigts pour que leurs enfants l’aient comme prof.

« Mais c’est un travail qui tire du jus. As-tu déjà été dans une fête d’enfants de 5 ans ?

– Euh, oui…

– C’est comme ça, la maternelle. C’est drainant. Mais… ça apporte tellement. Je ne m’en trouverai plus, une autre job où je reçois des câlins chaque jour. »

Si elle parle au passé, c’est qu’Anne-Marie a récemment démissionné, en pleine rentrée.

Je reviens au mot drainant. Enseignante depuis 11 ans, Anne-Marie dormait 10 heures par nuit, pendant l’année scolaire. C’est drainant parce que dès la maternelle, les enfants qui ont des besoins particuliers monopolisent l’attention.

Les profs lèvent un drapeau, mais l’aide est rare. Ou arrive tardivement.

Anne-Marie : « J’ai fait un burn-out il y a quelques années. J’ai été deux mois sur la touche. Je suis revenue de mon propre chef quand j’ai su que la suppléante qui me remplaçait avait décidé de s’en aller… »

Anne-Marie s’est demandé si elle était une petite nature, avant de se souvenir : au bac, elle travaillait pourtant de nuit au CHUM, avant d’aller faire ses cours, le jour, à l’UQAM…

Et elle avait quand même de l’énergie.

Mais devenue enseignante, paf, elle était toujours à bout de souffle. Drainant, c’est le mot. Ajoutez à ça qu’en maternelle, les profs pognent tous les virus des enfants…

Avant la pandémie, dit Anne-Marie, elle se dirigeait vers un deuxième burn-out. Puis, en mars 2020, les écoles ont fermé à cause de la pandémie. Anne-Marie s’est reposée. Elle a fait des masques. Juste ça, ou presque.

L’année 2020-2021 fut sa plus belle, elle a illégalement travaillé quatre jours par semaine. Illégalement ? Le CSSDM refuse les semaines de quatre jours. Pas grave, Anne-Marie s’est entendue avec une suppléante qui la remplaçait systématiquement : « Chaque semaine, je “callais” malade une journée », dit-elle.

Anne-Marie me regarde : « C’est contre les règles, je le sais. »

Mais cette tâche à 80 % lui permettait de travailler avec 100 % de sa motivation. « Ça a été la plus belle année de tout mon parcours d’enseignante. »

En 2021-2022, l’an dernier, l’entente avec la suppléante ne tenait plus. Anne-Marie prenait une journée de maladie toutes les deux semaines. Mais la fatigue la gagnait quand même, imparable.

Elle est revenue pour l’année 2022-2023, en se disant que ce serait peut-être sa dernière.

Puis, début septembre : « La goutte qui a fait déborder le vase. »

J’écoutais Anne-Marie. Je pensais que la goutte qui avait fait déborder son vase, c’était ce petit bonhomme troublé dont elle venait de me parler.

J’étais dans le champ.

« Non, lui, je l’aurais eu ! m’assure-t-elle. J’aurais développé un lien avec lui.

– C’est quoi, la goutte, alors ?

– Le jeudi matin, on a rempli la paperasse pour que l’enfant reçoive des services, de l’aide. Il allait recevoir une cote et, éventuellement, compter pour deux élèves, dans ma classe… »

Pause, ici : Anne-Marie avait 17 élèves dans sa classe. Le garçon troublé, comptant pour deux, allait officiellement faire passer sa classe à « 18 », après évaluation…

Mais elle avait déjà au moins quatre enfants – à vue de nez – qui allaient avoir besoin de plans d’intervention pour des problèmes comme le déficit d’attention et un trouble d’opposition, par exemple.

La goutte, c’est qu’après cette rencontre du jeudi matin, Anne-Marie a appris qu’un nouvel enfant, lui aussi inscrit tardivement, arrivait à l’école. Dans sa classe.

Donc, sa classe de « 18 » devenait une classe de « 19 ».

Ce soir-là, je n’arrivais pas à m’endormir. Je ne savais pas comment j’allais faire avec autant d’enfants en besoins particuliers dans ma classe. C’est pas le nombre total d’élèves, le problème. C’est le nombre d’élèves à besoins particuliers. C’était trop.

Anne-Marie

Anne-Marie s’est donc levée et a rédigé, en pleine nuit, sa lettre de démission.

Elle s’est endormie tout de suite après.

Anne-Marie veut que je dise dans la chronique que l’équipe-école était formidable, que l’école est belle et propre (« J’ai déjà travaillé dans une école contaminée, c’est poche… ») et que le directeur était impeccable. Non, le problème, dit-elle, c’est la job, c’est le trop-plein d’élèves en difficulté.

Et le Centre de services scolaire de Montréal.

Anne-Marie aurait voulu de la flexibilité, ça lui aurait permis de continuer. Le CSSDM refuse les arrangements comme la semaine de quatre jours, prétextant la pénurie. Le CSSDM, dit-elle, surtaxe les enseignantes en surchargeant les classes d’élèves troublés.

Tous les profs que je connais prendraient des classes plus petites, bien avant une hausse de salaire. Plus de services pour les élèves en difficulté, aussi.

Anne-Marie

Elle a remis sa lettre de démission le 9 septembre. Elle aurait été prête à rester dans la classe jusqu’à ce qu’une nouvelle enseignante titulaire soit choisie, mais encore là, impossible : son poste ne pouvait être affiché que si elle démissionnait.

Anne-Marie a donc démissionné.

Le CSSDM a été super efficace à un égard : ses accès au réseau informatique ont été débranchés avant même la fin de sa dernière journée de travail. Une partie du matériel qu’elle aurait voulu laisser à sa suppléante n’a donc pas pu être récupérée.

C’est donc l’histoire d’une enseignante, Anne-Marie B., qui a choisi de quitter le Titanic de l’éducation.

C’est une histoire, me direz-vous, mais après des années à écouter des histoires d’enseignantes à boutte, celle d’Anne-Marie les recoupe toutes…

« Tu vas faire quoi, maintenant, Anne-Marie ?

– Hier, j’ai fait mon CV. Je pense que je vais prendre un travail de bureau. Je m’épanouirai en dehors de la job. »

*Anne-Marie témoigne à visage découvert, mais m’a demandé de ne pas écrire son nom de famille, pour éviter que Google ne la lie à cette chronique pour l’éternité numérique. J’ai choisi de ne pas identifier son école du CSSDM pour préserver l’identité de l’enfant turbulent décrit précédemment.