Il y a quelque chose de très caquiste dans la réforme de la loi 101.

Simon Jolin-Barrette slalome dans la Constitution canadienne en essayant de reconstruire la maison de l’intérieur sans oser toucher aux fondations. Parce que de toute façon, il ne peut rien y changer au-delà de quelques symboles.

Sa loi 96 ratisse large. Une multitude de tracasseries administratives s’y trouvent. Elles lancent Québec dans de nombreux combats périphériques. Mais ce n’est pas le cas dans le litige devant la Cour supérieure. Il touche à quelque chose de fondamental : l’accès à la justice pour les francophones. Le droit à travailler et à comprendre la justice dans leur langue. Celle qui est censée être la langue officielle du Québec.

Avant d’aller plus loin, précisons une chose : la réforme caquiste n’a pas encaissé un réel revers vendredi. Le match a plutôt été reporté de quelques mois.

La Cour supérieure a suspendu deux articles qui exigent que toute procédure intentée en anglais par une personne morale soit accompagnée d’une traduction en français. Mais ce n’était qu’une demande de sursis. La juge Chantal Corriveau n’a pas tranché sur le fond. Ce débat se fera dans les prochains mois. Et au-delà de l’aspect juridique, sur le plan politique, il portera sur la capacité qui reste pour le Québec à protéger sa langue dans le Canada.

Vrai, la loi ajoute une contrainte pour les non-francophones. Mais ce n’est pas de la mesquinerie. L’objectif est d’améliorer l’accès à la justice des francophones. C’est crucial, et on ne le souligne pas assez. Cela explique d’ailleurs pourquoi le Parti québécois et Québec solidaire y étaient favorables. Les libéraux ne s’y opposaient pas.

Avec cette loi, on revient à la Révolution tranquille.

En 1968, l’Union nationale créait la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et des droits linguistiques. Elle concluait en 1972 que le français devrait être la langue officielle du Québec, et celle aussi des tribunaux. Ce fut inclus en 1977 dans la Charte de la langue française.

Celle-ci a vite été attaquée. En 1979, la Cour suprême statuait dans l’arrêt Blaikie que les plaidoiries, procédures et jugements pouvaient se faire en français ou en anglais. Cela prévaut encore.

Québec ajoute maintenant une contrainte : fournir une traduction en français si les procédures sont en anglais. C’est ce qui est contesté, sans surprise.

Selon les requérants, cela violerait l’arrêt Blaikie. Québec le voit autrement. Les avocats peuvent employer l’anglais dans leurs documents et plaidoiries, mais ils doivent en contrepartie fournir une traduction. Ils peuvent donc utiliser l’anglais, mais pas uniquement l’anglais.

Qui a raison ? Le tribunal tranchera bientôt. Je note toutefois que pour l’instant, la juge retient un argument plus pratique que constitutionnel. Il porte sur les délais en matière de justice.

Voici un exemple : si l’immeuble d’une petite entreprise est menacé de démolition par un voisin et qu’elle doit rédiger une injonction en urgence, est-ce raisonnable d’exiger qu’elle traduise le texte avant de l’envoyer ? À tout le moins, il y a apparence de préjudice irréparable.

M. Jolin-Barrette aurait pu se protéger en prévoyant une clause d’exception pour les recours urgents, comme les libéraux l’avaient suggéré, mais il a refusé.

Dans l’analyse de la réforme de la loi 101, les victimes n’ont pas manqué de tribunes… On devrait s’intéresser davantage à ceux qui en bénéficient. Car l’accès à la justice va dans les deux sens.

Pourquoi exiger une traduction ? Parce que même un avocat francophone à peu près bilingue peut préférer lire la documentation juridique technique dans sa langue. Et parce que tout citoyen unilingue francophone sera lésé s’il ne peut avoir accès à la justice dans la seule langue qu’il comprend.

Pour les non-francophones, la traduction est une étape de plus qui allonge et alourdit leur travail. Bien sûr, une grande entreprise qui fonctionne en anglais aura les moyens d’engager un avocat bilingue. C’est toutefois plus difficile pour une PME ou un organisme sans but lucratif d’une municipalité bilingue des Cantons-de-l’Est ou du West Island.

Mais l’autre point de vue est important aussi. Pour les francophones, c’est un enjeu de langue de travail et d’accès à la justice. Et sur le plan symbolique, il y a en arrière-fond la question du statut du français comme seule langue officielle du Québec.

Et j’insiste, la loi n’empêche pas une personne morale de plaider en anglais. Ce droit est maintenu. C’est juste qu’on y ajoute une exigence. La nuance est ténue, mais elle existe.

Le ministre Jolin-Barrette marche ici sur un fil de fer. Reste qu’il ne le fait pas sans raison. Le débat va au-delà du symbole. Il consiste à défendre les droits des francophones et à consacrer le statut de la langue officielle.

Si le français est l’unique langue commune, il faut bien que ça veuille dire quelque chose. Il faut que ça se traduise concrètement quelque part. À commencer par la justice, fondement du reste.