Elles ont juste à porter plainte, dit-on souvent à propos des victimes de violences sexuelles.

Tant pis pour elles, sinon.

Comme si c’était aussi simple.

Dénoncer ou pas ?

Michelle* est hantée par cette question chaque fois que des dénonciations déferlent.

« À chaque vague, j’ai mal, parce qu’une partie de moi aimerait que la vérité sorte », écrit-elle dans une lettre poignante où elle explique pourquoi il lui est aussi difficile de dénoncer son agresseur que de ne pas le dénoncer.

La semaine dernière, c’est l’affaire Philippe Bond qui a ravivé chez elle les traumatismes d’agressions passées.

J’ai des petites larmes qui me montent aux yeux pis le cœur qui pogne dans le courant. Mes souvenirs remontent à la surface comme des ballons remplis d’hélium. La tête à peine sortie de l’eau, je respire.

Extraite de la lettre de Michelle

Son agresseur fait partie du milieu culturel. Son nom n’est jamais sorti durant les vagues de dénonciations.

Elle n’avait que 18 ans quand tout a commencé, me raconte-t-elle. Il avait une dizaine d’années de plus qu’elle. Ils formaient un couple. C’était avant les mouvements #agressionnondénoncée en 2014 et #moiaussi en 2017.

« Pendant que j’étais avec lui, j’ai consulté une psy qui m’a dit : “Tu es victime de violence conjugale.” »

Elle l’a quitté et a tenté de mettre tout ça derrière elle. Quelques années plus tard, elle a été rattrapée par des symptômes de choc post-traumatique.

« Avec les vagues de dénonciations, j’ai remarqué que j’entrais dans une zone de panique presque généralisée. Je n’étais pas bien. Je n’arrivais plus à travailler. »

Des gens du milieu lui demandaient : « Pourquoi tu ne dis pas son nom ? »

Je cite encore sa lettre : « J’ai parfois l’impression que tout le poids du monde repose sur mes épaules pour dire son nom. Pourtant, beaucoup de personnes sont au courant de ses comportements problématiques. Certains de ses amis ont été témoins de ses propos déplacés, certaines de ses fréquentations ont peut-être été victimes de ses excès et, bien que je ne le souhaite pas, peut-être quelques fans aussi. »

Peut-être est-elle la seule victime ? « J’y pense souvent, à ça. D’un côté, j’espère être la seule, parce que je ne souhaite à personne d’avoir vécu ce que j’ai vécu. Et d’un autre côté, j’aimerais avoir quelqu’un qui me serre dans ses bras en me disant que ses cauchemars ont le même visage que les miens. »

Lors de la vague de dénonciations de l’été 2020, Michelle a consulté une avocate. Elle vivait très mal avec ses souvenirs traumatiques. Elle tentait en vain de les normaliser. Peut-être avait-elle juste vécu une « relation de merde » ?

Elle a tout raconté à l’avocate qui lui a confirmé que son témoignage évoquait malheureusement quelque chose de bien plus grave. Cela concordait avec de possibles accusations de séquestration, de voies de fait, de méfait et d’agression sexuelle.

L’avocate lui a lancé une mise en garde. « Elle m’a dit : “Si tu n’as pas besoin d’un procès pour être en paix avec tout ça, ne le fais pas. Parce que ça va être vraiment, vraiment difficile.” » Quitte à revenir sur sa décision si elle en sentait le besoin.

Deux ans plus tard, la paix intérieure se fait hélas toujours attendre. Mais lorsqu’elle voit passer des histoires d’absolutions offertes à des agresseurs, Michelle se dit qu’elle n’a pas envie de vivre ça1. Pas envie non plus de s’embarquer dans un long processus douloureux, de faire face à des contre-interrogatoires humiliants, de risquer d’avaler un verdict de non-culpabilité. « Je sortirais de là humiliée, une fois de plus, par lui. »

Poursuivre au civil ? Elle n’en a pas les moyens et ne veut pas risquer de s’endetter. Elle craint aussi le regard de ceux qui verront en elle une « profiteuse », même si aucune somme n’a le pouvoir d’effacer le passé.

Dénoncer dans les réseaux sociaux, alors ? Non plus. Elle risque de faire face à une poursuite en diffamation et de s’attirer la haine de bien des gens.

Dénoncer de manière anonyme ? Ce n’est pas mieux. Il saura que c’est elle. Et elle a encore peur de lui.

« Je fais encore des cauchemars des années après les faits. Je l’hallucine parfois en marchant dans les rues de Montréal et mon cœur panique. Juste l’idée de voir son nom apparaître sur mon écran de cell me fait trembler. » Pour être en paix avec ce qu’il lui a fait vivre, elle aimerait paradoxalement que le public sache. Que son entourage sache. Que ses collègues ne ferment pas les yeux quand ça les arrange. Qu’ils n’ignorent pas l’éléphant dans la pièce.

Elle rêve parfois qu’il fasse lui-même son mea culpa, sans attendre que son nom sorte dans les réseaux sociaux. Qu’il reconnaisse tout ce qu’il a brisé en elle.

Je cite encore sa lettre :

« Pendant que je remets en doute mon talent et tout ce que je crée, il vit de son art.

« Pendant que je fais des crises de panique, il monte sur scène.

« Pendant que je rushe à faire confiance aux hommes, lui est dans une relation stable, semble-t-il. »

Elle aimerait que tout le monde sache. Mais ce n’est pas si simple. « Si je le dénonce, je vais créer une petite tempête et j’ai peur que le calme que je cultive de peine et de misère, dans ma tête et dans mon cœur, depuis des années, devienne chaos. Ma santé mentale écope encore, des années après notre rencontre. Tout est fragile à l’intérieur de moi, dénoncer ne ferait que me briser davantage. »

Elle aimerait que tout le monde sache. Mais ça voudrait dire se mettre à nu devant des inconnus. Exposer sa douleur, sa honte et son impuissance.

C’est absurde que ce soit à une victime de se mettre dans une position de vulnérabilité pour que, peut-être, les choses bougent. Que les gens voient. Que les rumeurs deviennent des faits. Que, peut-être, on me croie enfin.

Extraite de la lettre de Michelle

Elle ne renonce pas pour autant à l’idée de porter plainte. Les avancées de #moiaussi avec le déploiement de tribunaux spécialisés en violence sexuelle et conjugale lui donnent une petite lueur d’espoir.

Un jour, peut-être…

Mais pour elle, ce jour n’est pas venu.

« Je ne peux pas dénoncer mon agresseur, parce que si je le fais, on s’écroulera ensemble. »

En attendant qu’il en soit autrement, elle souhaitait faire connaître son histoire. Dans l’espoir que l’on comprenne mieux le dilemme des victimes sans voix. Et la nécessaire introspection de leurs bourreaux sans visage.

* Le nom est fictif, l’histoire ne l’est pas.

1. Lisez l’article « Agressions sexuelles : 146 absolutions depuis cinq ans au Québec »

Besoin d’aide ?

CALACS (Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) 

1-888-933-9007

Consultez le site web

SOS Violence conjugale 

1 800 363-9010

Consultez le site web

DPCP — Ligne d’aide pour les personnes victimes de violences sexuelles qui envisagent de déposer une plainte à la police

1 877 547-DPCP (3727)

Consultez le site web

L’APARTÉ — Ressources contre le harcèlement et les violences en milieu culturel :

Consultez le site web