Au premier débat des candidats du Parti conservateur du Canada, à la mi-mai, Pierre Poilievre a brossé un portrait de son clan politique : il y a les conservateurs sociaux qui défendent la famille traditionnelle, les conservateurs fiscaux qui dénoncent le déficit, les conservateurs ruraux qui critiquent le contrôle des armes et les libertariens qui veulent réduire le rôle de l’État.

Comment les unir ? « Avec la liberté ! », s’est exclamé le présumé meneur de la course. Ce ne sera pas facile, comme on devrait le voir à nouveau ce mercredi au débat en français à Laval.

Conservatisme et liberté ne sont pas des synonymes. Le meilleur exemple est l’avortement – les libertariens l’appuient, tandis que les conservateurs sociaux s’y opposent.

La famille est encore plus éclatée que ne le prétend M. Poilievre. Car il a oublié un membre important : lui.

Il incarne une autre tendance, le populisme antisystème. Et elle entre en collision avec toutes les autres.

Les autres courants conservateurs ont en commun la loi et l’ordre, l’attachement aux valeurs d’antan, le respect des institutions et la méfiance envers ceux qui font table rase du passé. Pour un conservateur, les petits pas sont préférables aux grands bonds vers l’avant.

M. Poilievre ne prône pas une telle prudence. Son humeur est saccageuse. Avant de construire, il veut défaire.

Il s’attaque à l’indépendance de la Banque du Canada qui gère notre politique monétaire. Il vante les cryptomonnaies qui profitent aux spéculateurs et parfois aux criminels. Et il appuie le « convoi de la liberté », même si les manifestants perturbaient la vie des Ottaviens et même s’ils ne représentaient pas les camionneurs, qui étaient aussi vaccinés que le reste de la population.

L’idéologie de M. Poilievre se révèle plus dans ses critiques que dans ses propositions. Pour lui, la politique consiste à canaliser la colère des gens qui se sentent oubliés et impuissants. La parole lui sert d’arme de polarisation massive pour diviser la société en deux catégories : le peuple et les élites qui le trahissent.

On l’a vu dans les derniers jours avec ses propos sur le Forum économique mondial. S’il devient premier ministre, il boudera ce rendez-vous annuel des riches et puissants à Davos.

C’est un clin d’œil aux théories du complot voulant que cet évènement prépare la venue d’un obscur gouvernement mondialiste. Cela mobilise les partisans de M. Poilievre. Certains anciens collègues, eux, doivent être incrédules.

Car tous nos gouvernements ont participé à Davos, y compris les conservateurs. En 2014, John Baird, alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement Harper, se félicitait d’y avoir fait un tour. « Les solides fondements économiques du Canada en font une destination de choix pour les investisseurs étrangers, ce que nous avons encore une fois démontré au reste du monde lors du Forum », déclarait-il à son retour au pays.

M. Baird est aujourd’hui codirecteur de campagne de M. Poilievre. Je me demande s’il a l’impression d’avoir trahi le Canada en essayant de l’enrichir.

Le candidat marque une rupture, ce qui est précisément son but.

Bien sûr, M. Poilievre n’est pas le seul à dénoncer Davos. Chaque année, l’ONG Oxfam profite de cette réunion pour exposer les inégalités obscènes qui se creusent entre les ultrariches et la moitié la plus pauvre de la planète. Il y a bel et bien matière à indignation. M. Poilievre a aussi raison de s’inquiéter de l’inflation, de la surchauffe immobilière et de l’impact de la technologie sur la vie privée. Mais la recherche de solutions l’intéresse moins que la chasse aux coupables.

Son boycottage de Davos ne règlerait rien, à part le condamner à l’insignifiance. Difficile d’imaginer que sous sa gouverne, Moderna aurait construit une usine de vaccins à Montréal.

On attend encore son plan concret pour aider les démunis. Il passe plus de temps à dénoncer les programmes ayant réduit la pauvreté durant la pandémie.

La colère peut être un redoutable moteur de changement. Mais à une telle intensité, elle empêche de voir clair. Elle rend prisonnier de son ressentiment. Elle devient une impuissance qui s’ignore.

M. Poilievre n’est pas le seul à prôner ce populisme antisystème. Ses rivaux Roman Baber et Leslyn Lewis alimentent une autre théorie du complot voulant que l’Organisation mondiale de la santé s’apprête à prendre le contrôle de nos politiques de santé, avec la complicité de Justin Trudeau.

Les experts répètent pourtant qu’il n’en est rien. De toute façon, une entente internationale n’aurait pas préséance sur nos lois. Mais ces candidats n’en démordent pas. Ils tiennent à leur version parallèle de la réalité.

M. Poilievre fait la même chose avec l’obligation vaccinale. Certes, il existe des arguments rationnels pour s’y opposer. On peut soutenir qu’elle empiète sur la liberté individuelle. Mais le député ontarien va plus loin. Selon lui, cette politique n’aurait « aucun fondement scientifique ». Comme si le vaccin était inutile et que le gouvernement voulait empêcher des gens de travailler au nom d’un quelconque sinistre plan secret.

Des voix influentes dans la famille conservatrice commencent à s’inquiéter de ces dérapages.

La stratège Melanie Paradis a publié à ce sujet dans le Globe & Mail⁠1. Tout comme Sean Speer, ex-conseiller économique de Stephen Harper⁠2.

Ils notent que même le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, un authentique conservateur, vient d’être chassé par son aile radicale. Après trois années au pouvoir, il faisait partie du système à abattre. S’il échoue au test de pureté, qui le passera ?

Il y a un nom pour un parti qui se contente de dénoncer le système : un parti d’opposition. Certains conservateurs semblent devenus un peu trop à l’aise dans ce rôle.

1. Lisez l’article de Melanie Paradis (en anglais) 2. Lisez l’article de Sean Speer (en anglais)