S’il y a une vie après la mort, je suis certaine que ma Téta a été l’une des premières là-haut à interpeller son « Lafleurrr » en l’obligeant à déguster un plateau de pâtisseries syriennes en guise de bienvenue.

Ma grand-mère était la plus grande fan de hockey et la plus grande fan de Guy Lafleur que je connaisse. Elle qui venait d’un pays sans glace et sans hockey est vite devenue une partisane pure et dure du Canadien de Montréal à son arrivée au pays en 1967.

Ses premières années au Québec, dans les années 1970, alors que sa maîtrise du français était encore minimale et son amour du hockey déjà maximal, elle appelait Lafleur juste « Fleurrr », en roulant bien ses r.

Ce n’était pas sa version française du surnom Flower. Elle pensait simplement que le « la » devant « fleur » était un article facultatif, qui ne faisait pas partie intégrante du nom. C’était pareil pour Lemaire qu’elle appelait « Mairrre », Lapointe qu’elle appelait « Pointe » et Laperrière, « Perrrière ».

Elle aimait plus que tout l’énergie et la fougue de son cher « Fleurrr ». Devant sa télé, elle se transformait en gérante d’estrade passionnée qui donnait ses ordres et ses bénédictions en arabe aux joueurs.

« Yallah habibi ! »

« Ya salam ala Fleurrr ! »

C’est bien parce qu’elle l’aimait que lorsque Fleurrr a été transplanté à New York, elle lui en a voulu un peu. Surtout que, comme pour la narguer, il est allé s’installer à Rye, en banlieue de Manhattan, où habite sa petite sœur. Elle qui parlait toujours à ses proches exilés à New York de « ses » joueurs chéris du Canadien, tellement meilleurs que « leurs » Rangers, elle voyait filer à regret un bout de sa fierté et de sa nouvelle identité de l’autre côté de la frontière.

Elle en a voulu encore à Fleurrr lorsqu’il est allé jouer avec les Nordiques. Les Rangers, ça passait encore… Mais ces ennemis jurés de Nordiques ? Ça, non !

Au fil du temps, Lafleurrr a retrouvé son « la », mais a toujours gardé ses r roulés. Il a surtout gardé l’admiration éternelle de ma Téta.

En voyant les fans de Guy Lafleur de toutes les origines et de toutes les générations lui rendre hommage depuis sa mort, je n’ai pu m’empêcher de penser que rares sont les héros nationaux aussi rassembleurs, comme le mentionnait mon collègue Alexandre Pratt⁠1.

Pour de nombreux immigrants, le hockey demeure un fabuleux vecteur d’intégration. Un symbole fort auquel tous peuvent s’identifier. C’est en suivant les matchs du Canadien que ma grand-mère, comme tant d’autres Québécois venus d’ailleurs, est devenue une Montréalaise à part entière, qu’elle s’est tiré une chaise à la table de sa société d’accueil et s’est autorisée à parler au « on », s’appropriant les victoires et les rêves de son équipe. « On a gagné ! »

Nous sommes aussi nombreux, enfants ou petits-enfants d’immigrants de pays sans patins, à être héritiers de ce lien familial avec le hockey qui transcende les origines.

Au gré de nos débats identitaires stériles où se succèdent des boucs émissaires interchangeables – « wokes », « immigrants », « anglos », alouette… –, on tend à oublier que l’identité n’est pas une chose immuable donnée à la naissance. C’est quelque chose qui se construit au fil du temps, à travers des récits, des symboles et des héros nationaux, notamment. Lorsque ces récits, ces symboles et ces héros sont rassembleurs, tous peuvent s’y identifier. À la table du « nous », tous arrivent à prendre place.

C’est ainsi que devant un héros national comme Guy Lafleur, on n’est plus francophone, anglophone ou allophone, Québécois « de souche » ou immigrant, catholique, musulman, juif, sikh ou athée. Que l’on soit né avec des patins aux pieds ou arrivé au pays en sandales, on appartient tous à ce même « nous » aujourd’hui en deuil, qui salue la mémoire du grand Guy Lafleur.

1. Lisez la chronique d’Alexandre Pratt