(Gatineau) La queue d’adorateurs serpente jusque dans le corridor de l’hôtel, mais pour Jérémy, 25 ans, l’attente en vaut la peine. Il a fait deux heures de route, depuis Saint-Jérôme, pour assister à l’évènement. Il peut bien patienter encore un peu pour prendre un égoportrait aux côtés de la vedette de la soirée.

Non, pas une rock star ; Pierre Poilievre, candidat à la direction du Parti conservateur du Canada.

C’était le 26 avril, dans un hôtel de Gatineau, où Pierre Poilievre s’était arrêté dans le cadre d’une tournée pancanadienne entreprise il y a quelques semaines.

On n’aurait pas cru cela possible : l’aspirant premier ministre galvanise les foules. Partout où il passe, il fait salle comble. Les jeunes sont au rendez-vous. Manifestement, il se passe quelque chose. Mais quoi ? S’agit-il d’un feu de paille ou d’un début de Poilievromanie ?

Me voilà donc à Gatineau, en ce mardi soir, pour tenter de comprendre ce qui fait courir les adeptes du député de Carleton. « Je n’ai jamais voté avant, me confie une enseignante de 32 ans, en file pour se faire photographier avec Pierre Poilievre. C’est la première fois que je crois en quelqu’un. Il vient me chercher ! »

Comme beaucoup de monde ici, elle refuse d’être nommée. Elle se méfie des médias traditionnels. Elle me parle du confinement, pénible, et des marches qu’elle n’a pas pu faire, passé 20 h, à cause du couvre-feu. Elle me parle du pouvoir qui sème la peur pour mieux régner. Adolf Hitler, me glisse-t-elle, faisait la même chose.

Elle ne s’est jamais intéressée à la politique. C’est son copain qui lui a fait découvrir les capsules du candidat conservateur, sur YouTube. « Il m’a dit : il faut que tu le regardes.

— C’est qui, lui ?

— C’est Pierre Poilievre. »

« Est-ce qu’il y a des wokes, ici ? »

Sourire aux lèvres, le candidat s’adresse à l’audience en sachant qu’elle lui servira un « NON ! » retentissant. « Les wokes veulent diviser les gens. Ils veulent que vous ayez peur de vos voisins, de vos amis, dénonce-t-il. Parce que ça donne du pouvoir à l’État. Diviser pour conquérir ! »

Décidément, les « wokes » ont le dos large. Qui sont-ils, au juste ? Pierre Poilievre en parle en termes vagues, comme lorsqu’il parle des « gatekeepers », ces élites politico-médiatico-bureaucratiques qui hanteraient les corridors du parlement et dont l’unique objectif serait de rendre nos vies plus misérables.

Ces ennemis invisibles, nous dit Pierre Poilievre, ne sont pas là pour nous aider, mais pour nous écraser. Ils travaillent sournoisement contre le peuple.

Le député de Carleton a clairement décidé d’emprunter la recette populiste qui a propulsé Donald Trump à la Maison-Blanche en 2016.

D’abord, exploiter la colère et les insécurités des laissés-pour-compte. Ensuite, dénigrer les « élites » en bloc. Tordre les faits et la vérité. Proposer des solutions simplistes à des enjeux complexes, comme l’utilisation de bitcoins pour lutter contre l’inflation…

Mais si Pierre Poilievre pique sans gêne la recette populiste de Trump pour accéder à la tête du Parti conservateur, il faut reconnaître que bon nombre de ses idées n’ont pas grand-chose à voir avec celles de l’ancien président.

Prenez l’immigration, par exemple.

Vanessa, 29 ans, a voté NPD aux dernières élections fédérales. La prochaine fois, elle songe à voter pour le Parti conservateur, si Pierre Poilievre en devient le chef.

Elle est née au Burundi. Son conjoint, Camy, 26 ans, est d’origine congolaise. C’est lui qui l’a entraînée ici ce soir. « En tant que jeune, on se sent un peu étouffé en ce moment, m’explique-t-il. On regarde le marché immobilier et on perd un peu l’espoir. »

Vanessa a surtout aimé le moment où Pierre Poilievre a dit que la race de la nation canadienne, c’était la liberté.

Cette liberté, a-t-il ajouté, n’est pas un jeu à somme nulle : si on en donne plus au musulman, le chrétien en aura plus, lui aussi. Si on offre plus d’occasions à un immigrant, ça peut donner un médecin de plus dans notre quartier…

On est loin du discours préélectoral de Donald Trump, qui promettait de construire un mur entre les États-Unis et le Mexique et qui traitait les migrants mexicains de voleurs et de violeurs. Avant chacun de ses discours, Pierre Poilievre est présenté par sa femme Anaida, qui raconte comment son père a abandonné sa carrière au Venezuela pour refaire sa vie au Canada. Chaque matin, quand elle était enfant, son père grimpait dans la boîte d’un pick-up pour aller ramasser des légumes dans les champs du Québec…

Sur bien d’autres points, Donald Trump et Pierre Poilievre ne partagent pas les mêmes idées. Mais les idées n’ont rien à voir avec le populisme, dont le propre est de s’adapter au gré du vent et des circonstances.

Cette fois, les circonstances, c’est le prix de l’essence, l’inflation, la flambée immobilière et, bien sûr, la pandémie.

Ce n’est pas la première fois, cette année, que Jérémy prend l’autoroute 50, direction ouest.

La première fois, c’était en janvier, pour participer au convoi de la liberté. Il avait dormi dans sa voiture, en plein centre-ville d’Ottawa, en plein mois de janvier.

Pour le jeune homme de Saint-Jérôme, c’était vraiment ça : une lutte pour la liberté. Pas une manif illégale, surtout pas un siège. « Pour moi, c’était décourageant, ce qu’on a pu imposer. Les libertés brimées, réduites à leur minimum, comme des animaux qu’on met en cage… »

Jérémy ne connaît pas grand-chose à la politique. Il a découvert Pierre Poilievre sur les réseaux sociaux. Son message a fait mouche.

Comme Éric Duhaime au Québec, Pierre Poilievre surfe allègrement sur la fatigue pandémique. Il courtise les non-vaccinés et ceux qui ont l’impression d’être mis au ban de la société pour avoir contesté les restrictions sanitaires.

Et comme Éric Duhaime, il cartonne. Reste à voir si le populisme prendra racine chez nous, comme il a pris racine aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe.

Là-bas, comme chez nous, on affirme que les partis traditionnels ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour leurs malheurs. Ils n’ont pas compris la colère des classes populaires. Ils n’ont pas su répondre à leur révolte. Ils ne les ont pas prises au sérieux. Pire : ils les ont méprisées.

Il y a sans doute du vrai dans ces reproches. Cela dit, ne perdons pas de vue que les premiers responsables de la montée du populisme, ce sont les populistes eux-mêmes.