Combien de fois l’avez-vous regardé ? 5 fois ? 10 fois ? 20 fois ? On va le regarder, une dernière fois. Minutieusement. Comme les experts de L’antichambre le font pour un but du Canadien ou Yvon Michel pour un K.-O. de Kim Clavel. En analysant chaque détail. Ça dure 55 secondes — 55 secondes qui vont changer Hollywood et son monde.

Chris Rock est sur scène. Il vient de faire une blague à propos du couple Cruz-Bardem. Penélope Cruz est en lice dans la catégorie de la meilleure actrice ; son mari, Javier Bardem, l’est dans la catégorie du meilleur acteur. Il dit que si Penélope perd son Oscar, Javier est mieux de perdre le sien aussi. S’il veut passer une bonne soirée, vaut mieux que ce soit Will Smith qui gagne. Le couple rit. Will Smith aussi. Notez que Will Smith, comme bien d’autres stars, est assis au même niveau que la scène. À quelques pas du présentateur. S’il avait été assis dans la rangée FF du Théâtre St-Denis, aurait-il dérangé ses voisins de sièges, sorry, sorry, sorry… puis monté huit marches pour aller donner sa mornifle ? La distanciation physique ne nous protège pas seulement de la COVID-19, elle nous protège aussi de nos impulsions. Entre Smith et Rock, il n’y avait aucune embûche. Accès direct. Quelque chose me dit que l’an prochain, l’Académie va revenir à un plan de salle plus traditionnel.

On enchaîne.

Chris Rock remarque Jada Pinkett Smith au côté de son mari : « Jada, I love you... G.I. Jane II, can’t wait to see you ! Alright ! » Le public rit. Will aussi. Jada lève les yeux au ciel. Chris Rock ouvre les bras. L’air de dire : que voulez-vous, c’était trop évident. Il commente même sa blague : « That was a nice one… » Malheureusement, la caméra n’est pas au bon endroit. Il faudrait voir le tournant où Will Smith cesse de rire et décide d’aller régler son compte au comique. Qu’est-ce qui a déclenché ce changement d’attitude ? Est-ce le regard humilié de sa femme ? Est-ce un flashback de son enfance ? Faudra attendre le film sur la vie de Will Smith.

Rock cesse de parler, il voit Smith qui s’avance vers lui. L’œil surpris. Il ne semble pas avoir peur. Au contraire. En bon showman, il semble excité. Il va se passer quelque chose. That’s entertainment ! Il a les deux bras dans le dos. Prêt à laisser la parole à l’homme en noir. Will s’arrête devant lui. Et lui garroche une taloche. Une bonne droite. Heureusement pour le présentateur, c’est le bout des doigts de celui qui a joué Ali qui heurte son visage. Si ça avait été la paume qui l’avait frappé, le Rock aurait craqué. Là, il titube un peu, se remet les mains derrière le dos et lâche un : « Wow ! » Genre : on a un show ! Smith retourne s’asseoir. Le farceur résume ce qui vient de se produire : « Will Smith… » Mais on ne l’entend plus. Le diffuseur coupe l’audio. Quelques minutes plus tard, tous les réseaux sociaux relaieront la bande-son disparue : « Will Smith just smacked the shit out of me. » Les gens rient. Pas Will Smith. Il crie : « Keep my wife’s name out of your fuck*** mouth ! » Chris Rock réplique :

« Wow, dude

– Yes !

– It was a G.I. Jane joke… »

L’humoriste plaide que sa blague ne vaut pas une claque sur la gueule. Smith n’en démord pas : « Keep my wife’s name out of your fuck*** mouth ! »

Rock, sur le ton d’un enfant qui vient d’être puni par son père, met fin à la discussion ainsi : « I’m going to, OK ? » Et il présente le gagnant de la prochaine catégorie.

Le plus effrayant dans cet évènement surréaliste, ce n’est pas ce qui s’est passé pendant, c’est ce qui ne s’est pas passé après. Que tout ait continué comme si de rien n’était.

Will Smith avait beau être profondément meurtri parce qu’on avait blessé sa conjointe, il n’a pas quitté les lieux. Il s’est rassis. En espérant son Oscar.

Chris Rock avait beau venir de recevoir un soufflet sur la tronche, il s’est mis à lire le télésouffleur. Fallait remettre un Oscar.

Les producteurs n’ont pas décidé de prendre une pause, question de démêler ce qui venait de se produire. On n’arrête pas les Oscars.

Surtout pas avant le punch de la soirée : le puncheur remportant le trophée du meilleur acteur de l’année. Et déclarant, en pleurant, que l’amour peut vous faire faire des choses démentes. Une scène digne de Don’t Look Up. Dieu que ce monde est phoney !

Celui qui a reçu la plus grosse claque, dimanche dernier, ce n’est pas Chris Rock, c’est Oscar. Que le geste brutal de Will Smith n’ait ramené personne à la réalité, qu’il ait été aseptisé par le glam de la soirée, qu’il n’ait pas empêché la foule d’ovationner l’agresseur lorsqu’il a gagné a démontré comment toute l’entreprise est une immense futilité.

Revenez sur terre. Les Oscars, comme toutes les remises de trophées, c’est juste un gros party. Jane Campion n’est pas meilleure que Denis Villeneuve. Le film CODA n’est pas meilleur que The Power of the Dog ou West Side Story. C’est un jeu pour faire la promotion des vues. Arrêtez de pleurer comme si vous aviez trouvé le remède contre le cancer.

Remporter un Oscar ne peut pas être l’objectif d’une vie. C’est dans les films que vous êtes meilleurs, pas dans les galas.

C’est en dégonflant la balloune des Oscars qu’on dégonflera l’ego de ses stars, et qu’on évitera des claques en pleine face.