Au réveil, jeudi dernier, c’est comme si on pouvait sentir l’onde de choc des plaques tectoniques de la géostratégie mondiale qui se déplaçaient. C’est ce que j’ai ressenti, personnellement : la Russie qui envahit l’Ukraine, cette fois, c’est différent.

Les guerres d’Irak (1990 et 2003), d’ex-Yougoslavie (1991-2001), d’Afghanistan (2001-2021), l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique (1979-1989) ont suscité indignation ou inquiétude… Mais pas ce type d’inquiétude.

Il faut remonter à quel moment pour voir une superpuissance faire des gestes aussi dangereux pour l’ordre du monde, aussi imprudents ? La crise des missiles de 1962, quand les Américains et les Soviétiques se sont regardés dans le blanc des yeux, au risque de déclencher une guerre ?

Cette fois, c’est différent. La Russie envahit l’Ukraine, une dictature agresse une démocratie résolument européenne, alliée de tout ce que le monde compte de démocraties libérales.

Il y a la guerre avec les tanks et les obus. Et il y a la guerre avec les devises et les sanctions. Ce sont deux fronts d’une même guerre. Faire crouler le rouble, geler les transactions avec la Banque centrale de Russie, entraver les transactions bancaires avec les entités russes, interdire les avions russes dans les espaces aériens démocratiques – bref, l’arsenal des sanctions occidentales imposées à la Russie, n’est-ce pas une façon de faire la guerre ?

Oui, cette fois, c’est différent. Cette fois, des pays qui n’avaient pas d’envie particulière pour la guerre s’impliquent : l’Allemagne a rompu en quelques minutes1 avec des décennies de politique étrangère, en envoyant des armes aux Ukrainiens et en s’engageant à hausser son budget militaire pour faire face à la menace russe. Idem pour la Finlande, qui va envoyer des armes aux Ukrainiens et qui songe à intégrer l’OTAN. La Suède, même chose.

De mon vivant, jamais une guerre n’avait causé une telle onde de choc dans ma société, chez les individus. La guerre d’Irak, en 2003 ? Oui, d’une certaine façon. Mais on était davantage dans l’indignation, on était dans le doute face aux intentions américaines, qui puaient la mise en scène face à la menace des armes de destruction massive (c’était une mise en scène), on était outrés de voir les États-Unis déployer leur toute-puissance pour tuer cette mouche, Saddam…

Dix-neuf ans plus tard, c’est différent. On sentait en 2003 que les risques d’embrasement en Irak étaient limités.

En 2022, avec l’attaque de l’Ukraine, c’est différent. Les parallèles historiques sont terrifiants. La dernière fois qu’une puissance européenne a envahi des voisins, ça s’est assez mal terminé.

De mon vivant, jamais une guerre n’avait causé une telle onde de choc dans ma société, chez les individus. Des gens se sentent interpellés dans leur chair par ce qui se passe en Ukraine, par le potentiel de déstabilisation que l’agression russe génère. Tenez, je viens tout juste de raccrocher après une entrevue avec Julien Auger : ce médecin de Saint-Jérôme veut rejoindre l’Ukraine pour contribuer à l’effort de résistance, en soignant malades et blessés.

Samedi, sur la plateforme Reddit, un groupe de citoyens du monde qui souhaitent aller combattre en Ukraine comptait 3000 internautes, me dit le DAuger : « Aujourd’hui, attends… Il y en a 26 000. »

En fin de semaine, le médecin québécois a envoyé 500 $ à un ancien soldat de Toronto qui recueillait des dons pour financer son voyage en Ukraine, où il veut aller combattre. L’ex-militaire répond à l’appel du président Zelensky qui invite ouvertement ceux qui ont une expérience de combat à se rendre en Ukraine.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Julien Auger, médecin

Pour Julien Auger, 35 ans, l’agression russe en Ukraine transcende le bras de fer Russie-Ukraine. C’est une invasion qui modifie l’ordre du monde, c’est un acte de guerre qui a des répercussions pour quiconque vit en démocratie.

Puis, au milieu de ses réflexions et de ses discussions avec sa blonde et avec des internautes, Julien Auger s’est demandé : et moi, que puis-je faire ?

La réponse s’est imposée : soigner.

« Je ne prends pas les armes, mais je veux aider à ma façon. Dans ce conflit, je pense que j’ai un rôle à jouer. Je suis médecin de famille, avec une expérience en médecine d’urgence, en soins critiques. Les Ukrainiens sont attaqués, ils n’ont rien demandé à personne. Si ça nous arrivait, ici, je me mobiliserais. Pourquoi je ne les aiderais pas ? »

Je vous disais plus haut que jamais de mon vivant, une guerre n’avait à ce point interpellé tant de gens, dans ma société. Peut-être que c’est juste une impression. Peut-être que ma subjectivité prend le dessus.

Mais l’histoire du DJulien Auger est un exemple frappant de ce que je vous dis là. Il n’est pas du type militariste, au contraire : il était assez froid devant l’idée d’interventions armées à l’étranger, de hausses des budgets militaires…

Ce qui se passe en Ukraine a changé sa vision du monde.

« L’invasion de l’Ukraine, ça met en relief l’importance d’avoir une capacité de se défendre. »

Le 27 février, le ministère ukrainien de la Santé a envoyé un appel2 aux professionnels de la santé qui souhaitent aller aider les Ukrainiens. Julien Auger a suivi la procédure, il a contacté l’ambassade d’Ukraine à Ottawa pour offrir ses services. Il attend la réponse. Il souhaite partir dès que possible, quitte à mettre le cap sur la frontière Ukraine-Pologne pour aider les réfugiés.

— T’as des enfants, Doc ?

— Deux, de 3 et de 5 ans.

Le DAuger sait où je veux en venir, devance la question : « L’idée n’est pas de me mettre en danger. Je serai dans un hôpital. Les hôpitaux, les soignants sont protégés par le droit international, le droit de la guerre… »

J’évoque le courage, à demi-mot. La réponse du médecin est toute prête : « Les Ukrainiens sont plus courageux que moi, de même que les citoyens américains, canadiens ou britanniques qui s’en vont se battre. Les Russes qui protestent contre Poutine sont courageux. Moi, je m’en vais travailler dans un hôpital, je ne ferai pas face aux tanks. Un hôpital est censé être protégé par le droit de la guerre. Et si Poutine attaque des hôpitaux, ce sera une preuve de plus que c’est important d’agir. »

Le DAuger multiplie les entrevues, depuis que l’agence de nouvelles Reuters l’a cité dans une dépêche3 publiée lundi sur les volontaires étrangers qui veulent aider l’Ukraine. Ce n’est pas un hasard, s’il fait des interventions médiatiques : « Je prends la parole, dit-il, pour inspirer les autres. Pour que le gouvernement canadien continue à mettre de la pression, aussi. Je savais que ça allait faire parler, réagir. Si je ne le fais pas, qui va le faire ? »

1. Lisez un article sur la décision de l’Allemagne (en anglais) 2. Lisez l’appel du ministère ukrainien de la Santé (en anglais) 3. Lisez la dépêche de Reuters (en anglais)