Voici une citation qui en dit long sur l’américanisation de notre débat politique.

Elle vient du mari de Tamara Lich, l’une des organisatrices du convoi de protestataires à Ottawa.

Devant la Cour de l’Ontario, il a dit ceci : « Je croyais que c’était une manifestation pacifique et, en m’appuyant sur le premier amendement, je pensais que cela faisait partie de nos droits. »

La juge était incrédule. « Que voulez-vous dire, le premier amendement ? C’est quoi, ça ? »

M. Lich se référait sans s’en rendre compte à la Constitution américaine…

Aux États-Unis, cet amendement est souvent plaidé pour justifier le droit de tout dire ou faire. Donald Trump l’a invoqué pour défendre son discours qui a précédé l’attaque contre le Capitole, le 6 janvier 2021.

On ne devrait pas s’étonner que cet amendement ressurgisse chez les occupants d’Ottawa. Ils s’inspirent de la politique américaine. Ils en importent l’hyperclivage et le tribalisme.

En 2010, les satiristes américains Jon Stewart et Stephen Colbert organisaient la manifestation Restore Sanity. Je me souviens d’une affiche particulièrement réussie. On pouvait y lire : « Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je ne crois pas que vous êtes Hitler. »

Cette personne n’a pas été écoutée. Le Tea Party a été suivi par le trumpisme, et le débat s’est transformé en guerre de tranchées, et cette dérive se propage maintenant au Nord. Justin Trudeau est maintenant comparé à Castro et à Hitler, entre autres.

Pour dialoguer, il faut partager une compréhension minimale des faits et accepter qu’un désaccord raisonnable subsiste. Ne pas s’entendre est normal. C’est le propre du débat politique. Les institutions servent à l’encadrer tout en respectant de grands principes.

Mais aux États-Unis, des militants sont tentés par un autre modèle. En 2016, les partisans de M. Trump hurlaient ceci au sujet de Hillary Clinton : « Emprisonnez-la ! »

Des Canadiens s’en sont inspirés. En décembre 2016, le média Rebel News organisait une manifestation à Edmonton. On y a entendu la même phrase, proférée à l’endroit de la première ministre de l’Alberta, la néo-démocrate Rachel Notley⁠ 1.

La cheffe conservatrice intérimaire, Rona Ambrose, avait vite réagi. « C’est non seulement peu original, mais c’est aussi complètement déplacé », lançait-elle, avant d’accuser ces gens de se « comporter en idiots ».

Jason Kenney, qui était de la course pour la direction conservatrice de l’Alberta, avait lui aussi jugé la menace « ridicule » et « offensante ».

Contrairement au Parti républicain, le Parti conservateur du Canada n’est pas encore gangrené par ce sectarisme. Mais ce mois-ci à Ottawa, on a vu quelques députés appuyer sans réserve des manifestants qui voulaient renverser un gouvernement démocratiquement élu.

Le modèle commence à faire des petits.

Rebel News est un média « alternatif ». Dans le sens qu’il véhicule des faits « alternatifs ».

Il a déjà propagé la fausse thèse d’un tueur musulman à la grande mosquée de Québec. Il a aussi dénoncé un prétendu génocide contre les Blancs, publié un texte de Gavin McInnes, fondateur des Proud Boys, intitulé « 10 choses que je déteste chez les Juifs », et qualifié les manifestants néonazis de Charlottesville de « patriotes ».

À la suite de cet évènement, les chefs conservateurs n’accordaient plus eux-mêmes d’interviews à ce média.

La Tribune de la presse parlementaire canadienne refuse de les accréditer. Aux États-Unis, par contre, le fondateur de Rebel News, Ezra Levant, est un habitué de Fox News.

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO SUR YOUTUBE

Le polémiste Tucker Carlson et le fondateur de Rebel News, Ezra Levant, à l’antenne de Fox News

Le polémiste Tucker Carlson l’a invité à commenter le siège à Ottawa⁠2. À ses yeux, Justin Trudeau serait un dictateur, et les occupants représenteraient le peuple. Aucune mention du fait que la majorité appuie les mesures sanitaires et désapprouve l’occupation de la capitale, et que près de 89 % des camionneurs sont vaccinés.

M. Levant a aussi été invité à l’émission de Mike Huckabee⁠3, ex-candidat républicain à la présidentielle. On l’y présente comme l’un des rares journalistes à avoir couvert les manifestations sur le terrain. Pourtant, il l’a fait à temps partiel et il parlait devant une image de la tour du CN, à Toronto.

Le Canada est la nouvelle obsession de ces républicains. Doit-on se surprendre alors des affiches pro-Trump vues au convoi ? Et surtout, de son financement américain ?

Sur la plateforme GiveSendGo, la majorité des donateurs étaient américains (52 000 sur 92 844 individus). Ils ont donné 3,6 millions (soit 40 % du total).

Pour défendre sa femme à Ottawa, le mari de Tamara Lich s’est rendu en jet privé. C’était un cadeau d’un donateur. Il refuse de le nommer.

On connaît bien toutefois le discours qui l’influence, et il a un petit accent du Sud…

Il n’y a rien de mal à critiquer la vaccination obligatoire des camionneurs et des employés fédéraux, à dénoncer le recours à la Loi sur les mesures d’urgence ou à rappeler que les contraintes sanitaires ont nui à la santé mentale.

Le problème est ailleurs : c’est la déformation des faits, le mépris des institutions, le rejet du processus démocratique, la diabolisation de l’adversaire et le manque de respect élémentaire envers autrui.

En d’autres mots : le virus américain.

1. Regardez une vidéo sur l’évènement à Edmonton (en anglais) 2. Regardez un extrait de l’émission de Tucker Carlson (en anglais) 3. Regardez un extrait de l’Huckabee Show (en anglais)