Jean Charest aurait plus de facilité à gagner des élections générales canadiennes qu’une course à la direction conservatrice. Il aurait aussi plus de plaisir.

Devenir premier ministre canadien était son rêve et il n’aura probablement pas d’autre chance. Cela explique pourquoi il songe à s’infliger une campagne contre Pierre Poilievre, qui vise sous la ceinture et atteint presque toujours sa cible.

Ce sera sale et pénible. Comme me l’a résumé lundi une source conservatrice : l’avance de Pierre Poilievre est colossale, encore plus grande qu’on ne l’imagine.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Jean Charest, en novembre 2017

M. Poilievre incarne le trumpisme du Nord. Il déforme les faits et démonise ses adversaires. Au lieu d’élargir ses appuis, il mobilise ses partisans par la colère et essaie de limiter le droit de vote de l’autre camp⁠1. C’est la politique réduite à sa dimension tribale.

Les purs et durs du parti ne s’en soucient pas. À quoi bon diluer nos principes, se disent-ils, si cela nous a fait perdre en 2021 ? Ils devraient pourtant mieux analyser les chiffres.

En 2019, Andrew Scheer a récolté un peu plus de votes que Stephen Harper en Alberta (69 % contre 67 %) et en Saskatchewan (64 % contre 56 %). Mais il en a eu nettement moins en Colombie-Britannique (34 % contre 45 %) et en Ontario (33 % contre 44 %).

Résultat : M. Harper a dirigé un gouvernement majoritaire tandis que M. Scheer a perdu même s’il a obtenu plus de votes que les libéraux. La victoire conservatrice passe par un retour en force chez les électeurs plus modérés.

Erin O’Toole avait donc raison d’opérer un recentrage. Le problème était ailleurs : dans son inconstance. Après être devenu chef conservateur en courtisant la droite morale et en dénonçant la tarification du carbone, il a promis le contraire. Il paraissait prêt à dire n’importe quoi pour gagner. Et ce, sans charisme…

Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, M. Charest est nettement plus habile.

Je le répète, ce serait difficile.

Être Québécois n’aidera pas M. Charest.

Certes, le cas de Maxime Bernier, populaire dans les Prairies, montre que ce n’est pas un obstacle insurmontable. Mais aux yeux du Canada anglais, tout flirt avec le Québec est suspect. Contrairement à M. O’Toole, M. Charest ne se gênerait pas pour critiquer le gouvernement caquiste et sa loi 21.

Pour la tarification du carbone, il ne surprendra pas non plus. En tant que père du marché du carbone du Québec, il est en faveur. Cela enragera les Prairies et la majorité des membres du parti (54 %) qui ne croient pas aux changements climatiques. Reste que d’autres conservateurs, comme l’ex-ministre Lisa Raitt, réclament un plan vert. Elle vient d’ailleurs de cofonder un groupe, Conservatives for Clean Growth. Le député Michael Chong, possible candidat, est aussi de leur avis.

Mais peu importe ses positions, il traînera le même passé. Celui d’un ex-chef du Parti libéral du Québec (PLQ). La couleur de l’enfer pour bon nombre de militants.

M. Charest plaidera qu’il était en mission pour « sauver » le pays. Puisque l’Action démocratique du Québec, plus philosophiquement conservatrice, venait d’appuyer le Oui, le PLQ était le seul véhicule disponible.

Et de toute façon, les lignes partisanes se brouillent sur la scène provinciale. Par exemple, les députés conservateurs Joël Godin et Luc Berthold ont déjà été respectivement conseiller politique et chef de cabinet pour des ministres du PLQ. Dominique Vien, nouvelle députée conservatrice, était aussi ministre du PLQ. Et Alain Rayes, ex-candidat adéquiste, serait un des principaux alliés conservateurs de M. Charest durant la course.

Comme premier ministre du Québec, M. Charest s’était fait des ennemis au gouvernement Harper, notamment en annulant la baisse de la TPS par sa hausse de la TVQ. En janvier 2020, M. Harper promettait d’ailleurs de nuire à M. Charest s’il faisait campagne. Selon Le Devoir, il n’interviendrait pas cette fois.

Enfin, dernier et principal obstacle : l’éthique.

Il n’est pas normal que l’Unité permanente anticorruption enquête sur l’ex-premier ministre depuis près d’une décennie. Il faudra bien un jour que cela se termine.

Mais M. Charest restera vulnérable même s’il n’est pas accusé. Sur le plan éthique, il demeure responsable d’avoir transformé le PLQ en machine à amasser de l’argent et d’avoir incité ses ministres à courir les cocktails pour atteindre leur cible de 100 000 $. M. Poilievre ne se privera pas pour le répéter d’un océan à l’autre.

Ceux qui réclament son retour citent la campagne de 2012. Le chef libéral était usé par neuf années de pouvoir, une crise étudiante et des allégations de corruption. Malgré tout, il est passé à deux circonscriptions de gagner.

Ses aptitudes sociales sont inégalées dans le métier. Il se souvient du prénom de votre conjoint, de votre date d’anniversaire et il a toujours un commentaire pour faire sourire.

C’est une bête de terrain, et comme le rapporte mon collègue Joël-Denis Bellavance, certains voudraient le voir à l’œuvre.

M. Charest attend de connaître les règles de la course avant de s’engager. Plus elle sera longue, plus il aura de chance.

Il aurait aussi besoin que d’autres candidats se présentent, comme Patrick Brown et Tasha Kheiriddin. Si la division du vote empêche M. Poilievre de triompher au premier tour, M. Charest pourrait rallier les partisans des autres candidats. C’est ainsi que M. O’Toole avait gagné en 2020 contre Peter MacKay, même si ce dernier n’était pas appuyé par autant de députés.

Le PCC est une coalition de conservateurs sociaux, de conservateurs fiscaux, de libertariens et de populistes. Ces catégories ne s’excluent pas. M. Charest coche une seule case.

Le qualifier « d’outsider » est un euphémisme. Il incarne l’héritage progressiste-conservateur de Brian Mulroney. Avec ses deux mandats majoritaires, mais aussi sa catastrophique chute en 1993, avec une récolte de deux sièges.

M. Poilievre est libertarien. Il représente aussi un nouveau populisme, plus inspiré par le trumpisme que par les racines rurales et créditistes du mouvement.

Il fera campagne contre les élites et les institutions.

Un affrontement entre MM. Poilievre et Charest ressemblerait à un vote sur l’avenir du parti. La fusion de 2003 entre l’Alliance canadienne et le Parti progressiste-conservateur doit-elle survivre ? Ces clans peuvent-ils encore s’entendre ?

Ce serait une bataille pour l’âme du parti.

⁠1 Lisez sur la réforme électorale avortée de Pierre Poilievre en 2014