Il m’arrive souvent de penser à la chance dans le déroulement du destin d’un être humain.

Juste être né ici, dans ce coin de l’Amérique du Nord, dans l’une des sociétés les plus riches de l’Histoire, c’est une chance.

Pas de guerres, pas de famine, pas (tant) de heurts. Une société, à l’échelle du monde, pacifiée.

Après, la chance de venir au monde dans une famille où on est attendu, espéré, aimé. La chance de venir au monde dans une famille qui ne te fuckera pas trop, d’avoir une enfance sans cicatrices à ce point profondes que tu dois les geler, adulte.

Je pense que la chance est une donnée négligée, dans la vie.

La malchance aussi.

Parlons de Plem.

Plem Kijamba est né au Congo, il y a 25 ans. À la loterie de l’humanité, ce n’est pas le billet gagnant, naître au Congo.

Troubles et violences politiques, coups d’État, héritage de l’exploitation coloniale, famine, chômage, rivalités ethniques : naître au Congo, c’est découvrir la nuance entre vie et survie.

Plem est né dans une famille qui l’aimait, une famille vaste, une douzaine d’enfants. Du lot, deux sœurs albinos. Albiquoi ? Albinos, comme dans albinisme, une maladie génétique héréditaire qui affecte la pigmentation de la peau, des cheveux : l’albinisme blanchit.

Un peu partout en Afrique, les albinos sont la cible de superstitions, selon les pays1. On les raille, on les moque.

Et parfois, on les chasse. C’est le cas au Congo. Dans la province du Kivu, la famille Kijamba était discriminée et persécutée parce que deux de ses filles étaient albinos.

Une cousine de Plem, elle aussi albinos, a été enlevée. Le père et l’oncle de Plem sont partis à sa recherche…

Ils ont été enlevés, eux aussi. Le père de Plem s’est échappé, mais pas son oncle, qui n’a jamais été revu. Pas plus que sa cousine.

La famille Kijamba a décidé de fuir en Ouganda.

Imaginez naître au Congo, albinos. Imaginez naître au Congo, devoir fuir en Ouganda. La famille Kijamba s’est établie dans le camp de réfugiés de Rwamwanja2, comme près de 77 000 autres Congolais, dont la majorité ont fui des conflits interethniques dans le Kivu.

Imaginez la malchance. Il m’arrive souvent de penser à la malchance dans le déroulement du destin d’un être humain.

Plem a débarqué au camp de réfugiés à 19 ans, en 2015, avec une partie de sa famille : « Mon père et moi, on travaillait, de petits boulots. On… on survivait, si je peux dire. »

Sa mère et ses sœurs restaient à la maison, une construction de boue couverte d’une tente.

Il fallait travailler pour manger. Plem et son père faisaient de petits boulots manuels. Pas de job, pas de nourriture : « On attendait chaque soir à 20 h pour manger, me dit Plem. Mais on ne savait jamais si on allait manger. C’est difficile de se réveiller chaque fois, de regarder autour de soi, de ne pas savoir ce qu’on va faire aujourd’hui, de ne pas savoir si on va avoir du pain pour ses petites sœurs. Moi, je suis un homme, je peux me débrouiller. Mais de petites filles de 7, 8 ans… C’est pas facile… »

Devinez où Plem me raconte son histoire ?

Dans le café étudiant du cégep de Terrebonne, où il étudie en sciences humaines, profil Monde.

C’est un coup de chance qui l’a fait atterrir ici.

Avant d’aller plus loin, permettez que je vous présente les gens qui, au moment de l’entrevue, sont autour de la table, avec Plem : les enseignants Marie-Bétie Collot, Mélanie Tancrède, Eric Dru, Éléonore Bernier-Hamel et la cégépienne Christina Roy. Tous membres du comité du cégep de Terrebonne qui s’est mis en tête d’accueillir un élève réfugié.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

De gauche à droite : Khella Aléïda Pierre (étudiante), Antoine Gallo (étudiant), Kelly Gagné (étudiante), Christina Roy (étudiante), Plem Kijamba Lushembe (étudiant parrainé), Marie-Claude Lebrun (enseignante), Eric Dru (enseignant), Joëlle Champoux-Bouchard (enseignante), Marie-Bétie Collot (enseignante) et Marie-Claude Dufort (étudiante)

Pourquoi accueillir un réfugié à Terrebonne ? Pourquoi pas…

« Qui était sur ce comité ? »

Ils se regardent tous, pouffent de rire.

« Beaucouuuuuuup de monde », répond Marie-Bétie.

Beaucoup de monde – profs, membres du personnel, une quarantaine d’élèves – qui ont prêté main-forte, pendant des mois, pour préparer l’arrivée d’un élève réfugié, sous l’égide du Programme d’étudiants réfugiés de l’Entraide universitaire mondiale du Canada. À la base, c’était l’idée d’une professeure, Marie-Eve Gauvin.

Beaucoup de monde, donc, qui a accompli beaucoup de travail en amont pour accueillir une inconnue ou un inconnu, qui a bossé sur une quantité imposante de paperasse, qui a amassé des sous – 35 000 $ en dons, en activités de financement – pour subvenir aux besoins de cette personne qu’il ne connaît même pas…

À l’autre bout du monde, au camp de Rwamwanja, Plem Kijamba a eu vent de ce programme qui envoyait des réfugiés étudier au Canada, par l’intermédiaire de l’ONG Windle Trust.

Il a postulé.

Comme 1000 autres jeunes.

Plem : « J’ai commencé à réunir mes documents… »

Marie-Bétie me regarde : « C’est comme une loterie. »

Plem : « Je me disais : “Étudier au Canada… Ce ne sera pas possible.” »

Après des mois d’attente, Plem a eu un appel : il était convoqué en entrevue.

Plem me regarde : « Là, je me suis dit : “Peut-être que ce sera possible…” »

Il a fait l’entrevue en anglais et en français. Son français, appris au Congo, était rouillé. L’anglais était la langue d’usage au camp de réfugiés. On lui a demandé s’il voulait étudier en français ou en anglais, dans l’éventualité où il serait sélectionné… En lui chuchotant que comme il y avait beaucoup de candidats qui parlaient anglais… ça aiderait peut-être qu’il opte pour le programme français.

« J’ai dit que ça ne me dérangeait pas d’étudier en français. »

Encore de l’attente. Des semaines, des mois.

Puis, le coup de fil d’un ami.

Plem : « Il m’a dit : “Tu es sélectionné, j’ai vu ton nom sur la liste.” »

Le coup de chance de Plem a commencé drette là.

« Tu as réagi comment, Plem ?

— J’étais heureux, j’étais triste aussi. Je savais que je devais quitter ma famille, je savais que je ne pourrais plus les aider. Eux, ils étaient contents pour moi. Je pensais, aussi : il y a plein de personnes qui voulaient avoir cette place, qui ne l’ont pas eue. »

Là, autour de la table de ce café étudiant, au-dessus des masques, je dois vous le dire, il y avait des yeux qui brillaient comme brillent les yeux quand ils sont pleins de larmes.

« J’ai pas pensé apporter de Kleenex », a dit quelqu’un, c’était peut-être Mélanie, peut-être Éléonore, je ne sais plus.

Sous les masques, il y avait des bruits de reniflement même pas discrets.

C’est Éléonore Bernier-Hamel qui m’a parlé de Plem, la première. Elle avait exprimé dans Le Devoir3 ses inquiétudes quant aux aptitudes déclinantes de ses élèves en français. Elle m’avait parlé de cet élève réfugié qui, à force de bûcher, était devenu quasiment irréprochable en français, tant en écriture qu’en compréhension de texte, après à peine quelques mois au Québec…

J’ai voulu le rencontrer.

C’est ainsi qu’est née cette chronique.

Plem a donc été sélectionné en février 2019. On lui a dit : « Tu vas débarquer au Canada en août 2020. » Mais la pandémie a chamboulé le programme, et Plem a débarqué en janvier 2021.

Je ne peux pas m’empêcher :

« T’as débarqué ici en plein hiver, Plem ?

— Oui ! »

Il rit. Autour de la table, tout le monde rit avec lui.

Il a atterri chez Eric Dru et sa femme, Damise, qui lui ont montré tant de choses. Damise, qui lui a enseigné les codes de la société québécoise, avec affection. Damise et Eric, sa deuxième famille.

Tout le monde raconte des anecdotes du Congolais débarqué ici au cœur de l’hiver québécois. Plem, qui ne savait que faire de ses mitaines, il n’avait jamais vu ça de sa vie. Plem, en confinement, qui a pris une photo de la tempête de neige tombée sur le Québec une semaine plus tard. « J’ai pris une photo, dit-il, je l’ai envoyée à mon petit frère. Il l’a montrée à ma famille. Et c’est là qu’ils ont commencé à s’inquiéter pour moi ! »

Plem a vécu son début de cégep en distanciel puis en présentiel. Son français était rouillé, il ne comprenait pas tout ce qui se disait, avec l’accent, et notre parler à nous. Mais Plem a bûché, bûché ; il a lu, encore et encore. Et il est aujourd’hui premier de classe en français.

Tellement bon que Plem est devenu tuteur au centre d’aide en français du cégep…

Il a appris à patiner, aussi, il a été admis dans l’équipe de course et dans l’équipe de soccer du cégep, il a découvert Speak White et La déesse des mouches à feu

Et Plem a appris les expressions du terroir : se pogner le beigne, frette, capoter, se pogner le cul, capotant, niaiseux…

Christina : « Des fois, il lâche des expressions québécoises, puis je lui demande : “Plem, viens-tu vraiment de dire ça ?” Et je me dis : “Ça s’en vient !” J’ai fait le cours de contexte culturel de Marie-Bétie, et on apprend que quand une personne commence à dire des expressions québécoises… c’est qu’elle commence à s’intégrer ! »

Les yeux de Plem sourient. Ce n’est plus lui qui parle, tout le monde y va de ses anecdotes sur lui.

Plem aux pommes. Plem qui travaille à la Cage aux sports. Et au centre de vaccination. Plem qui est une star du programme sportif collégial des Rafales. Plem qui court en short l’hiver, au frette. Plem qui s’est mis à mettre les bacs de déchets de toutes les maisons du quartier au chemin, le jour des vidanges. Plem qui veut aller aux sucres…

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Plem Kijamba

Et Plem qui, en distanciel, était l’un des seuls élèves à allumer sa caméra, la plupart laissaient la leur éteinte : donc, au retour en présentiel, au cégep de Terrebonne, tout le monde reconnaissait Plem.

Christina : « Quand on marche dans le cégep, tout le monde l’arrête pour lui parler ; c’est “Plem !” par ici, “Plem !” par là… Il connaît plus de monde que moi. »

Bref, tout le monde aime Plem.

Avant que je n’écrive ce papier, Plem m’a envoyé un courriel, avec quelques pensées.

J’avais déjà l’idée d’une chronique sur la chance, sur le rôle de la chance dans le destin d’un être humain…

Plem, lui, voulait m’entretenir d’espoir.

Le Programme d’étudiants réfugiés, m’a-t-il écrit, ça sème de l’espoir, au camp, là-bas, en Ouganda, là où il était : « Cela ne se voit peut-être pas aux yeux de beaucoup de personnes, mais à la suite d’un seul parrainage, il y a toute une communauté de jeunes qui est motivée et inspirée. Derrière la personne parrainée, il y a toute une famille qui retrouve de l’espoir, qui trouve enfin une chose à laquelle elle peut s’accrocher… »

Cent soixante-trois mots, impeccablement écrits.

J’ai répondu à son courriel : « Bien noté, Plem. Bienvenue chez toi ! »

À la fin de sa troisième année de résidence, Plem Kijamba sera admissible à la citoyenneté canadienne.

Nous serions chanceux, je crois, de le compter parmi nos concitoyens.

1. Lisez « En finir avec la persécution des albinos » 2. Consultez un rapport sur le camp de réfugiés de Rwamwanja 3. Lisez « Les lacunes des cégépiens en français soulèvent l’inquiétude des enseignants »