Lundi 17 janvier, dans le métro, dans un de ces nouveaux wagons Azur. C’est tard le soir, vers 22 h 30, c’est vide, Miyako est seule dans le wagon de tête. Elle fixe le vide, elle attend sa station, Lionel-Groulx. Le métro roule entre les stations Lucien-L’Allier et Georges-Vanier.

Soudain, il y a un homme qui se tient debout devant elle. Toute à ses rêveries, Miyako ne l’avait pas remarqué quand il faisait son chemin vers elle.

« J’ai levé les yeux, il était debout devant moi. Souvent, il y a des itinérants dans le métro. J’ai pensé qu’il allait me demander de l’argent… »

Mais le type n’avait pas d’offrande à demander, il avait un procès à instruire : « Il s’est mis à crier, me raconte Miyako. Il s’est mis à dire que c’est moi qui avais apporté ce virus ici… »

Elle s’appelle Miyako, c’est un prénom japonais. C’est une Québécoise née au Japon, elle a rencontré un Christian du Québec, s’est mariée en 1999 et a fait sa vie ici.

Le moron devant elle devait la croire chinoise, devait croire – comme tant d’autres morons – qu’une personne d’origine chinoise est personnellement responsable d’une pandémie mondiale.

Le gars hurlait, agressif. Debout devant Miyako, il lui criait dessus, elle, toute petite, toute menue. Miyako était tétanisée.

L’homme tenait un gobelet de plastique à moitié vide. Il l’a secoué devant le visage de Miyako. Le gars a demandé : « Tu sais c’est quoi, ça ? »

Miyako savait ce que c’était : c’était un gobelet de Bubble Tea, une boisson faite de thé aromatisé avec des boules de tapioca.

Miyako a pensé : il doit penser que c’est une boisson chinoise…

« Mais ça vient de Taiwan », me dit-elle au bout du fil.

Miyako n’a pas eu le temps de répondre : l’inconnu lui a lancé le gobelet de Bubble Tea sur le front avant de s’enfuir.

Résultat de l’agression : une bosse sur la tête et le visage dégoulinant de Bubble Tea. « J’étais tellement choquée, me dit Miyako, que j’ai oublié son visage, j’ai oublié ses mots exacts. »

Miyako a croisé le regard d’une dame assise au fond du wagon, tout aussi tétanisée qu’elle, pendant que l’agresseur se sauvait.

À la station Lionel-Groulx, Miyako a appelé sa fille, Sora, puis son chum. Elle n’arrêtait pas de pleurer. C’est eux que Miyako a d’abord appelés, avant même d’appeler la police.

J’ai contacté le Service de police de la Ville de Montréal. On m’a confirmé qu’il y a une enquête en cours. L’homme était masqué, entre 45 et 60 ans, peau blanche, s’exprimait en anglais, se souvient Miyako. La police, dit son mari Christian, va tenter de trouver des vidéos de surveillance pour l’identifier et le retrouver. Ils n’ont pas encore eu de nouvelles. Est-ce un crime haineux ? La police ne peut le confirmer pour l’instant.

Christian : « Quand Miyako nous a appelés, elle était catastrophée, elle était en larmes… »

Christian et Sora ont enjoint à Miyako de revenir à la maison. Tu es trop ébranlée pour aller travailler, ont-ils plaidé…

Refus catégorique de Miyako.

« Je ne voulais pas laisser mes patients tout seuls, ce soir-là. Qui se serait occupé d’eux ? »

J’ai oublié de vous dire que Miyako est préposée aux bénéficiaires au CHSLD Louis-Riel, dans Pointe-Saint-Charles. Depuis 11 ans. Elle s’occupe de 25 personnes au 4e étage, shift de nuit, 23 h à 7 h.

Miyako : « À l’heure qu’il était, je ne pense pas qu’on aurait pu me remplacer. Si j’étais retournée chez moi, j’aurais laissé les patients seuls. »

Enfin, quelqu’un se serait occupé d’eux, mais ce « quelqu’un » aurait hérité des patients de Miyako, en plus des siens.

Puis, Miyako me raconte, avec le ton si doux qui est le sien, que la COVID-19 a réduit le nombre de visiteurs au minimum, au CHSLD. Les résidants sont tristes, parfois désorientés. Il y a toute la tendresse du monde quand elle parle d’eux.

Christian précise que cette affaire englobe plusieurs enjeux comme le racisme, l’effet de la COVID-19 sur l’humeur des gens, le fait que le personnel en CHSLD est vraiment, vraiment réduit…

Miyako intervient. Elle me raconte que ce qu’elle a vécu n’est pas unique : une amie pâtissière d’origine chinoise, au début de la pandémie, s’est fait crier dessus par deux inconnus. Ils la tenaient responsable de la pandémie : « R’tourne chez vous ! »…

Depuis l’agression, Miyako ne prend plus les transports en commun, le soir. Christian et Sora vont la reconduire. Le matin, pour revenir à la maison, quand les wagons sont pleins, Miyako prend le métro.

Du même coup, Miyako me dit qu’elle ne veut pas que les gens lisent la chronique et pensent « que ce pays est mal, non, le Québec est bon, j’aime beaucoup le Québec, j’aime beaucoup le Canada, il n’y a pas de pays parfait… »

Il n’y a pas de pays parfait, ai-je pensé en écoutant Miyako, il y a des cons partout : la pandémie a d’ailleurs agi comme un immense test PCR à ciel ouvert, ils sont des hordes à être déclarés positifs à la connerie, depuis mars 2020…

On chuchote dans votre entourage, chère Miyako, que vous avez été courageuse d’aller travailler ce soir-là, malgré tout, malgré la bosse à la tête, malgré ce moron raciste qui vous a traumatisée…

« Des gens me disent que je suis courageuse d’être allée travailler ce soir-là, me dit-elle. Là n’est pas la question ! C’était y aller ou alors les laisser seuls. »

N’empêche, Miyako, je ne sais pas s’il s’agit de courage, mais je sais ceci : vous incarnez le meilleur de ce que nous sommes, Madame.