Vous connaissez peut-être l’histoire du piano que possédait Louise Forestier dans les années 1970 et que des huissiers ont tenté de saisir. Mais, voyant une note déposée sur l’instrument, ils l’ont finalement laissé à sa place.

La chanteuse avait écrit sur un bout de papier : « Ne touchez pas à mon piano, c’est tout ce que j’ai à me mettre sur le dos. »

Ces mots ont donné lieu, quelques années plus tard, à La saisie, l’une des plus belles chansons de son répertoire, magnifiée par une musique du très inspiré François Dompierre.

Les histoires de saisie ne conduisent malheureusement pas toutes à une chanson et à une fin heureuse. Il suffit de regarder l’émission Huissiers, sur Noovo, pour s’en rendre compte.

Dans cette série, qui en est à sa cinquième saison, on peut y suivre un groupe d’huissiers dans leur quotidien. On les voit faire leur difficile boulot, allant tantôt saisir un véhicule impayé, tantôt évincer des locataires qui n’honorent plus leur loyer depuis des mois.

Les images sont prises avec des caméras corporelles, les visages sont floutés, les voix brouillées. Il s’en dégage un évident climat de voyeurisme.

Bien sûr qu’on y découvre des gens insouciants, irresponsables et antipathiques à souhait. Mais il y a aussi des personnes vulnérables, fragiles, démunies.

De là le profond malaise que nous pouvons éprouver.

Ce malaise, des dizaines de groupes communautaires du Québec n’en veulent plus. Ils l’ont fait savoir haut et fort lundi au cours d’une conférence de presse.

Ils demandent donc à Noovo, propriété de Bell Média, de retirer l’émission des ondes et de son site web. Et pour cela, ils font circuler une pétition qui, mardi en fin de journée, avait atteint près de 2500 signatures.

Les responsables de la pétition ont mis en lumière un aspect pour le moins incongru. Ils se demandent comment la société Bell, à l’origine d’une campagne de sensibilisation à la réalité de la santé mentale (Bell cause pour la cause), peut diffuser une telle émission.

Noovo assure sa défense en affirmant que, à la suite de discussions avec Pixcom, la maison qui produit cette émission, et des organismes communautaires, on a ajouté au contenu de la série la présence de ressources sociocommunautaires.

« On observe notamment un traitement des situations avec plus de nuance et de sensibilité et l’ajout d’intervenants en santé mentale, m’a-t-on écrit […] Des ressources sont également disponibles sur le site de Noovo.ca pour les personnes qui pourraient se sentir interpellées par les enjeux et problématiques dépeints dans les épisodes de la série Huissiers. »

C’est en effet le cas dans les émissions qui sont actuellement diffusées. On y voit des intervenants sociaux et des représentants municipaux qui viennent offrir aide et soutien aux personnes en difficulté.

« Pour nous, c’est trop peu, trop tard », m’a dit Anne-Marie Gallant, intervenante en santé mentale de Projet PAL, l’organisme d’aide en santé mentale qui est le porte-étendard de ce mouvement.

Je ne veux surtout pas minimiser le problème que peuvent vivre les propriétaires. Certains font preuve d’une grande patience et perdent des sommes d’argent considérables en loyers impayés et en travaux de rénovation qu’ils doivent assumer après le départ de certains locataires.

Et il faut souligner l’empathie et le tact dont font preuve les huissiers dans certaines situations.

Mais faire pénétrer les téléspectateurs dans l’intimité de gens plongés dans une grande détresse a quelque chose de malsain.

On a le sentiment (du moins, ce fut le mien) d’être le spectateur d’une forme d’exploitation de la misère humaine.

Et de la misère humaine, on en voit beaucoup. Je pense à cette mère seule, victime de violence conjugale, qui a reçu une huissière. Elle croyait que cette dernière avait prévenu la DPJ de ses déboires. Lorsque l’huissière lui dit que non, elle a fait part de son immense soulagement.

Le problème avec cette série, c’est que l’on mélange allègrement des situations qui mettent en scène des escrocs qui ne respectent pas leurs modalités de paiement et d’autres avec des gens qui vivent une profonde et réelle détresse.

Pour certains téléspectateurs, cette émission peut venir renforcer des préjugés négatifs sur la santé mentale et sur une classe de gens qu’on appelle communément « les BS ». C’est ce que croient les groupes communautaires.

« La misère humaine n’est pas un spectacle », a dit un intervenant lundi, lors du point de presse virtuel.

Après avoir vu quelques épisodes, je me suis franchement demandé quel type de plaisir on peut éprouver à regarder ces tristes situations.

Nous savons que cette réalité existe. Les médias la rapportent tous les jours dans des reportages. Que pouvons-nous apprendre de plus à observer des appartements devenus des dépotoirs, des déménageurs mettre des meubles brisés sur le trottoir ou des gens quitter leur appartement avec leurs effets personnels dans un sac-poubelle ?

On assiste à quoi au juste ? Au combat des huissiers ? À la victoire de la justice ? Au désolant spectacle de la déchéance humaine ? À l’abrutissante victoire de la téléréalité ?

La télévision est souvent le miroir de nos vies. Mais aussi, malheureusement, une loupe que l’on braque inconsciemment sur nos préjugés.