Avez-vous entendu la rumeur propagée par Erin O’Toole ?

Selon le chef conservateur, le ministre Steven Guilbeault mettra fin à l’utilisation du pétrole dans 18 mois. Un sourire démoniaque aux lèvres, possiblement.

On imagine déjà la scène. Des kilomètres et des kilomètres de véhicules abandonnés le long des autoroutes. Des sites de forage déserts comme un mauvais décor de western. Une nation en ruine.

Les politiciens sont comme leurs mensonges : il y en a des plus crédibles que d’autres…

À quoi pensait M. O’Toole en publiant une vidéo aussi délirante ?

Je pars de l’hypothèse qu’il est rationnel et poursuit un objectif quelconque.

La vidéo ne peut pas être destinée à un citoyen normal. Non, elle doit servir à mobiliser la frange enragée des conservateurs et à courtiser ceux qui se sont égarés auprès de Maxime Bernier.

Mais peu importe son but, la diatribe montre que les problèmes personnels de M. O’Toole nuisent à son parti.

Les conservateurs viennent de perdre deux élections où ils ont obtenu plus de votes que les libéraux. Notre mode de scrutin les a désavantagés – leurs appuis étaient trop concentrés dans l’Ouest.

Gagner des circonscriptions albertaines avec 85 % des votes, au lieu de 75 %, ne leur redonnera pas le pouvoir. Ils doivent faire des percées ailleurs, notamment dans les banlieues ontariennes.

Mais malheureusement pour les conservateurs, M. O’Toole est en sursis. Depuis sa défaite en octobre, des militants veulent le congédier. Pour garder son poste, il courtise donc les purs et durs du parti. Quitte à s’aliéner les électeurs dont il aurait besoin pour devenir premier ministre.

Selon M. O’Toole, Steven Guilbeault sème la « division » et est « absolument déconnecté de la réalité ».

En fait, ce chapeau va très bien au chef conservateur.

M. Guilbeault, ministre de l’Environnement du Canada, a promis de plafonner d’ici deux ans les émissions de gaz à effet de serre du secteur pétrolier et gazier. Je répète : elles cesseraient seulement d’augmenter. Rien de radical si on veut décarboner l’économie. Ce n’est que l’inévitable premier pas.

Dans leur plan climat, les conservateurs disent viser la carboneutralité. Or, il est impossible de réduire les émissions tout en les haussant. Soit que l’attaque contre M. Guilbeault est malhonnête, soit que ce plan est trompeur.

La semaine où M. O’Toole s’alarmait pour la caméra, trois rapports costauds ont été publiés. Ils sont signés par des gens que les conservateurs écoutaient autrefois, comme les banquiers et les assureurs…

Le premier vient de l’Agence internationale de l’énergie(AIE), réputée plus proche de l’industrie que des écologistes. Il rappelle que si les pays respectent leurs cibles climatiques, le marché du pétrole changera vite.

Consultez le rapport de l’Agence internationale de l’énergie (en anglais)

Le Canada a accru sa production pétrolière de 29 % depuis 2010. Près de la moitié de ces barils sont aujourd’hui exportés.

Or, chaque année qui passe, cette aventure devient plus risquée. Le prix pourrait baisser et le Canada en souffrira. Vrai, nos sables bitumineux sont devenus moins sales – les émissions par baril ont diminué de 32 % depuis 1990. Mais ils demeurent plus coûteux et polluants que les gisements traditionnels de nombreux pays compétiteurs.

Cette menace est aussi soulevée par un deuxième rapport, cosigné par la Banque du Canada et le Bureau du surintendant des institutions financières. Comme les analystes de l’AIE, ces gens savent utiliser leur calculatrice et n’ont pas pour objectif principal de détruire l’économie.

Consultez le rapport de la Banque du Canada et du Bureau du surintendant des institutions financières

Ils concluent que plus la transition énergétique arrivera tard, plus le choc sera douloureux, et pas seulement pour la planète.

Contrairement à ce que laisse entendre la vidéo de M. O’Toole, le pétrole et le gaz servent peu à chauffer nos maisons. Pas moins de 83 % de l’électricité du pays vient de sources propres, l’un des taux les plus élevés.

L’AIE recommande d’en faire plus, notamment en intégrant les réseaux électriques des provinces pour faire circuler cette énergie. Cela exige de créer des ponts. Or, M. O’Toole fait le contraire. Il alimente la colère de l’Ouest en inventant des menaces et en rêvant d’un monde physiquement impossible où l’on produirait toujours plus de pétrole sans perturber le climat.

Et le troisième rapport ? Il vient de Munich Re. Le géant de la réassurance. Il rapporte que les pertes financières liées aux catastrophes naturelles ont augmenté et que cette tendance s’aggravera.

Mon collègue Jean-Philippe Décarie en parlait il y a quelques jours. En 2021, les pertes totalement assurées au Canada s’élevaient à 2 milliards de dollars, soulignait-il. Et on n’inclut pas les autres coûts directs et indirects du climat déréglé.

Lisez la chronique de Jean-Philippe Décarie

Bien sûr, il est possible de débattre des moyens à prendre. Mais cela exige de ne pas se décrédibiliser dès le départ en déformant à ce point les faits. Et cela exige aussi de se projeter un peu dans l’avenir. Peu après avoir été élu chef, en avril 2021, M. O’Toole faisait preuve d’audace en exhortant son parti à reconnaître la crise et à agir, y compris en tarifiant le carbone. Mais depuis sa défaite, il régresse.

Son horizon rétrécit. Il pense surtout à sauver sa peau. Et pour apaiser les putschistes, il est prêt à risquer beaucoup. Comme la crédibilité de son parti, et aussi la sienne.