« Virgule ?
— Wouf.
— On va pouvoir sortir après 22 h si jamais t’as besoin de faire tes besoins. »

Virgule, mon chien, labrador blond, s’est levé, puis il s’est secoué pour se sortir de sa torpeur.

« Je te l’avais dit, Humain. Je te l’avais dit qu’ils s’adapteraient.

– Oui. Tu me l’avais dit. »

Virgule a bâillé.

« Attends, je vais te le lire… »

J’ai déposé mon smoothie vodka-antidépresseurs sur la table basse du salon, j’ai trouvé mon cellulaire et j’ai tapé quelques mots dans Google en reprenant mes aises dans le sofa. Virgule est venu se coucher sur mon genou.

« Tiens, c’est l’arrêté ministériel numéro 2022-001, signé par le ministre de la Santé, M. Dubé. Il y a beaucoup de klingon bureaucratico-juridique qui rappelle les arrêtés précédents, avant d’arriver à la modification qui va t’intéresser, Virgule. T’es prêt ?

— Je suis prêt, a répondu mon labrador.

— Essaie pas, Virgule !

— Essaie pas quoi ?

— J’ai remarqué que t’as pris la voix de Jean Charest en disant ‟Je suis prêt”. »

Virgule a laissé échapper un petit rire en bavant sur mon pyjama. J’ai pensé : crisse qu’il pue, mais maudit que je l’aime.

« … Donc : ‟QUE le onzième alinéa du dispositif du décret numéro 885-2021 du 23 juin 2021, modifié par les arrêtés numéros 2021‐049”, et là, il y a une liste de 28 décrets, Virgule, qui nous amène à l’ajout d’un sous-paragraphe à la fin du paragraphe 3.1 du décret du 31 décembre dernier et qui se lit…

— Ça, le décret du 31 décembre, c’est celui qui ne permettait pas que tu me sortes entre 22 h et 5 h du matin ?

— Oui.

— OK, a répondu mon chien, continue…

— ‟… Pour les besoins de son chien, dans un rayon maximal d’un kilomètre autour de sa résidence ou de ce qui en tient lieu”... »

Virgule a relevé la tête, il m’a regardé, interloqué, il avait le même air que la fois où je suis arrivé avec un masque de Bart Simpson, après un party d’Halloween, ça l’avait passablement mêlé. Pendant qu’il cherchait ses mots, j’ai allumé le téléviseur, trouvé le poste du feu de foyer. Ça s’est mis à crépiter dans le salon.

Puis, mon labrador a dit :

« Me semble que c’est vraiment aller très profond dans les détails, pour un arrêté ministériel. Ils ne pouvaient pas juste donner aux flics le pouvoir discrétionnaire de déterminer si quelqu’un est vraiment dehors pour les besoins légitimes de son chien ?

— T’as ben raison, mon Ron ! »

Virgule a ri, comme il rit toujours quand je fais semblant de me prendre pour un fan de Canadien qui appelle Ron Fournier. Un ange est passé, nous avons fixé le vide, tous les deux un peu étourdis par les temps étranges qui nous assaillent en ce début de l’an de grâce 2022, alors que nous approchons de la troisième année de la pandémie.

« On s’ennuie de lui, hein ?

— Mets-en, mon chien. Me semble qu’on aurait besoin de Ron, en ondes, ces jours-ci. Je m’ennuie de la légèreté de nos vieux débats. Y a même pas eu de controverse sur le Bye bye, c’t’année, imagine… »

On a regardé le feu crépiter dans la Sony quelques instants.

« C’est quand même bizarre…

— Quoi, Virgule ?

— Ce débat sur les chiens.

— Pourquoi ?

— Bah, écoute, loin de moi l’idée que nous, les chiens, ne sommes pas importants. Mais le couvre-feu impose des dangers insoupçonnés à plein de gens, pis me semble que ça a pas fait débat tant que ça… »

J’ai pensé : ce chien est intelligent. Dommage qu’il pue autant.

« Vrai, Virgule.

— Y a plein d’impacts insoupçonnés. Sur les femmes violentées. Les sans-abri, qui ont soudainement pu de restaurant où aller siroter un café toute la nuit… Pis faire un besoin. Les toxicos qui vont consommer seuls, et qui vont faire des surdoses, parce qu’ils sont seuls. Y a pas eu tant de débats là-dessus, me semble.

— T’as raison, Virgule.

— Toi, en as-tu parlé ?

— Chu pas vraiment mieux que les autres, Virgule. »

Le feu crépitait dans le téléviseur. J’ai flatté la tête du chien, à la naissance des oreilles, là où c’est tout doux. Pour détendre l’atmosphère, j’ai lancé, sur un ton peut-être un peu trop enjoué :

« Bon, en même temps, toi, t’es rendu assez vieux que t’as plus vraiment envie de sortir après 22 h !

— ‟Envie” de sortir, Humain, t’es fort !

— Ah, ah, t’as remarqué !

— Oui. Pis c’est vrai : je dors à 21 h… Chu vieux, Humain.

— Bon, sauf quand il te prend l’envie de manger un demi-camembert coulant, d’une shot quand on a le dos tourné ! »

On a ri encore, au souvenir de ce camembert dévoré à l’insu des convives, lors de l’anniversaire d’une grand-tante. Il avait fallu plusieurs allers-retours à l’extérieur pour que Virgule puisse évacuer ce fromage, pendant plusieurs jours, parfois en pleine nuit. Virgule était jeune et fringant.

Silence et crépitement, encore.

« T’as l’air mélancolique, Humain.

— Je le suis, Virgule.

— Je sens que ça te pèse, tout ça.

— Un peu. Non, plus qu’un peu. La chicane. Les cas qui montent. Les soignants épuisés.

— Ce sont des temps bizarres, faut le dire », a réagi Virgule, philosophe à ses heures.

Nous nous sommes regardés. Là, c’était mon tour d’être interloqué.

« Virgule…

— Oui, Humain ?

— T’es pas mort en 2008, toi ?

— … »

Mon téléphone s’est alors fendu d’un cri strident : une alerte de type Amber de la Sécurité publique, mais pour me dire… que le couvre-feu approchait.

Je me suis frotté les yeux. Virgule n’était nulle part en vue. Je me suis dit qu’il était grandement temps que je coupe un peu sur les smoothies vodka-antidépresseurs. Peut-être le diluer avec du jus de canneberge ? C’est bon pour la prostate, selon un gars qui porte un sarrau et dont les vidéos YouTube sont très populaires. À mon âge, faut commencer à penser à ces affaires-là…

En enfilant mon bonnet de nuit, je me suis dit qu’il est vivement temps que cette pandémie finisse. On va tous devenir fous bientôt.